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LE GRAND ŒUVRE.

d’immunités, point de privilèges ! Liés par une oppression commune, barons et bourgeois se liguèrent contre les successeurs du bâtard, et, forts de leur union, leur arrachèrent magnam chartam libertatum. Sur le continent au contraire, faute d’un bâtard assez puissant pour rançonner grands et petits, il y eut d’une part des imposables, de l’autre des privilégiés, lesquels s’érigeant en petits potentats, on vit les vilains, pour leur résister, demander de l’aide à la royauté. Vous qui aimez les petites fables, vous vous rappelez ce qui advint au cheval quand il eut obtenu que l’homme s’entremît dans sa querelle avec le cerf. Une fois en selle, l’homme y resta.

— Vos explications, lui dis-je, se distinguent par une simplicité qui m’est suspecte.

— Vous avez raison, jeune homme, reprit il, et je conviens que les bâtards n’expliquent pas tout dans l’histoire des sociétés. Il faut tenir compte de certaines fictions qui font fortune dans l’imagination des hommes et qui sont le grand secret de l’art de les gouverner. Les Chinois, par exemple, sont convenus de croire que leur souverain est le fils du ciel, et qu’à la lettre il fait la pluie et le beau temps. Tout leur gouvernement repose sur cette belle opinion. Leurs voisins les Hindous ont admis de tout temps que les brahmanes furent créés de la bouche de Para-Brahma, et que les soudras sortirent de ses pieds, d’où il résulte qu’un brahmane peut en toute sûreté de conscience s’approprier le bien d’un soudra. Ailleurs on crut fermement pendant des siècles que les anges avaient apporté à un saint une petite fiole pleine d’huile, et que quelques gouttes de cette huile, répandues sur le front d’un quidam, en faisaient un roi par la grâce de Dieu. Ailleurs on tombe d’accord que dix mille hommes qui, pris isolément, sont des sots, réunis en corps d’électeurs, rendent des oracles aussi infaillibles que ceux de l’antre de Trophonius : c’est Là le beau mystère du suffrage universel. Quant à nous, Anglais, qui consommons moins d’opium que les Chinois, et ne vivons pas de riz comme les Hindous, mais de bon roastbeef saignant, nous ne laissons pas d’avoir nos petites fictions de droit, qui sont comme le clou auquel nous pendons les tables de la loi ; arrachez le clou, vous mettez les trois royaumes en désarroi, et c’en sera fait du chef-d’œuvre de l’esprit humain. Ainsi nous sommes tous convaincus que nos gracieux souverains sont impeccables, parfaits, ne pouvant mal faire, the king can do no wrong, — que, le mort saisissant le vif, ils ont l’avantage de ne jamais mourir ; quand on les enterre à Westminster, ils sont réputés donner leur démission, demise of the crown ; -— ajoutez qu’ils ne sont jamais mineurs, que, leurs sujets étant leurs tenanciers, ils sont propriétaires de tout