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LE GRAND ŒUVRE.

trimoine, mais au revenu. Aspirez-vous à l’estime publique, achetez des meubles, c’est-à-dire de bonnes petites actions dans des compagnies de finance, de commerce ou d’industrie. Remarquez qu’un jour viendra où la culture de la terre aussi se convertira en entreprise industrielle ; les petits propriétaires fonciers vendront leurs fonds, et le sol sera exploité par des compagnies dont les pauvres diables pourront acheter les actions ; dans ce temps-là, si vous vivez encore, vous pourrez posséder, sans vous gêner, des vignes en Champagne, des champs de blé en Beauce, des oliviers en Provence, et vos champs, vos vignobles, vos vergers, tout cela tiendra dans un petit morceau de papier que vous serrerez dans un coin de votre portefeuille… Aujourd’hui la propriété foncière est un article de luxe, et les pauvres diables doivent laisser la terre à ceux qui, ayant de l’argent de trop, peuvent la mettre en valeur. Soyez raisonnable, monsieur ! Que représentent à vos yeux cette vilaine petite masure et ces bruyères ? Un peu de considération ; c’est votre préjugé, et vous ne voyez pas que vous en acquerrez dix fois davantage en achetant un cheval et en buvant du vin de Bordeaux retour des Indes. Moi, je vois sous ces bruyères un capital qui dort et cela m’afflige, parce que les capitaux ne sont pas faits pour dormir, et qu’en remettant dans votre poche l’argent que vous avez sottement enterré ici, vous pourriez vous procurer bien des petites jouissances… Allons, convenez-en, votre châtaigneraie est à vendre, je l’achète ; vous placez votre argent au 8 pour 100, vous mangez gaîment vos rentes, et vous m’êtes fort obligé de vous avoir guéri de votre préjugé, sans compter que, lorsque vous repasserez par ici, vous aurez le plaisir de voir vos bruyères converties par mes soins en un fin gazon anglais, ce qui ne laissera pas, j’en suis sûr, de vous être fort agréable.

Je lui répondis : — Il est certain que je suis un pauvre diable, il est certain aussi que vous êtes un plaisant original qui par charité se mêle fort impertinemment de. ce qui ne le regarde pas. Ce qui m’affligerait à votre place, c’est qu’il n’a tenu qu’à vous de posséder ces châtaigniers ; mais au moment de conclure vous avez été pris d’un accès de lésine, vous avez chicané sur le prix, et, survenant à l’improviste, je vous ai prouvé que les pauvres diables vont quelquefois plus rondement en affaires que les millionnaires. Prenez-en votre parti et buvez frais ; mon bien est à moi, je le garde ; en attendant que je possède des vignes dans un carré de papier, il me plaît d’être le propriétaire de quelques châtaigniers en nature, d’où je conclus que mes bruyères ne seront pas converties par vos soins en un fin gazon anglais, et que vous aurez beau faire, vous ne réveillerez jamais le petit capital qui dort ici sur ses deux oreilles. Et là-dessus trêve de discours ! Vous gesticulez trop, cela me trouble, et