Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/397

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
393
LE GRAND ŒUVRE.

— Oh ! sur ce point, me dit-il, je prends la liberté grande d’abandonner mes auteurs, et ne suis de l’avis ni de l’un ni de l’autre ; mais je pardonne plus aisément à de Donald ses duretés à l’égard des femmes qu’à de Maistre le propos que vous venez de citer. Oserai-je vous le dire ? en matière d’amour, je suis de l’école d’Honoré d’Urfé. J’aime l’Astrée, Céladon ne me semble point ridicule. Il y a du courage dans un tel aveu, n’est-ce pas ? — Berger, allez-vous me répondre, que l’âge où nous sommes est contraire à tes maximes ! Aimer comme toi, c’est aimer à la vieille gauloise.

Nous suivions en ce moment le sentier qui conduit à Lussy et serpente au-dessus du village. À un détour du chemin, nous fîmes une rencontre qui me surprit. Une négresse s’avançait vers nous le nez en l’air, vêtue de jaune et coiffée d’un foulard rayé. À quelques pas derrière elle marchait, les yeux baissés et d’un pas nonchalant, une jeune fille d’une beauté exotique que rehaussait l’étrangeté de son costume. Enveloppée d’une grande étoffe blanche, elle portait autour du front un châle roulé en bandeau, aux couleurs éclatantes.

— Voilà une fleur, dis-je à mon compagnon, qui n’a pu croître que sous le soleil de Géorgie.

En passant près de nous, la jeune étrangère releva de terre ses grands yeux de gazelle et me jeta un regard d’une tristesse presque effrayante. Ce regard me causa une sorte de saisissement, et je m’arrêtai pour suivre de l’œil les deux femmes, jusqu’à ce qu’une haie les eût dérobées à ma vue. Quand je me remis en marche, les deux grands yeux tristes faisant trotter mon imagination, j’écoutai d’une oreille plus distraite la dissertation platonique de M. de Lussy. Il s’en aperçut et me dit en riant :

— Je me flattais de vous entraîner à ma suite sur les bords du Lignon ; mais vous êtes en Géorgie, et ce n’est pas dans ce pays-là qu’il faut chercher des Céladons ; servir sans récompense y passe pour folie… Adieu, ajouta-t-il, j’irai souvent me disputer avec vous sous vos beaux ombrages ; j’ai trop vécu en solitaire et trop longtemps gardé mes pensées pour moi. J’éprouve le besoin de les sortir un peu ; mais il est bien entendu, n’est-ce pas, que jamais vous ne me reparlerez du superbe animal ?


III.

17 septembre.

Quel étrange original que mon Anglais !

Hier, assis à l’ombre de l’un de mes châtaigniers, je faisais un croquis. Quel croquis ? Parbleu ! le croquis d’un autre de mes châtaigniers, car j’en ai jusqu’à douze. Le fait est que je raffole si fort