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les Saint-Simon et les Fourier. L’homme ne se nourrit pas de politique, et ce qu’il y a de plus précieux dans la vie sociale ne dépend pas des lois. Dans une société désorganisée proclamer des droits, c’est proclamer des souffrances. Sous le règne absolu de l’intérêt privé, tous les liens se relâchant, toute communauté de biens et de maux, de croyances et de pensées ayant disparu, chacun se sentirait seul dans la foule, et plus les mouvemens seraient libres, plus les chocs seraient violens et les rencontres dangereuses. Malheur aux chétifs ! Il ne leur resterait qu’à plaider en rescision du pacte social, car mieux leur vaudrait la sauvagerie. Au sein des bois, les égoïsmes ne se coudoient pas.

— Convenez encore, me dit-il, que mes deux auteurs ont eu raison de protester à l’envi l’un de l’autre contre les improvisateurs politiques, contre les bâcleurs de constitutions. Il est certain qu’on n’invente pas une société comme on peut inventer une nouvelle espèce de métier à bas ou de tournebroche, et qu’on ne saurait constituer les nations avec un peu de liqueur noire et une plume. Les institutions durables ont germé silencieusement dans la nuit ; de leurs origines, on ne sait rien ; ce qui est grand a toujours de petits commencemens ; ce qui est nécessaire a l’apparence du fortuit ; le génie et le hasard ont un air de famille. Aussi les vrais législateurs n’inventent rien, ils mettent de l’ordre dans le chaos et se contentent de découvrir et de déclarer ce qui est. Vos révolutionnaires avaient la manie des décrets. Ils n’auraient pu croire en Dieu, s’ils n’en eussent préalablement décrété l’existence. Ô vanité des décrets ! on peut à la rigueur décréter le néant, comme ce plaisant, en 48, avec son article premier et unique : « il n’y a plus rien ; » mais pour créer, c’est autre chose. En fait de lois, je ne crois qu’aux enfans trouvés.

— Il est possible, lui dis-je, que nous écrivions trop et que l’abus de l’écritoire…

— Mon cher Lucien, interrompit-il, qu’il s’agisse de science ou de religion, de mœurs ou de lois, des choses de l’esprit ou de celles de l’âme, soyez sûr que le meilleur ne s’écrit pas.

— En ce cas, repartis-je, proscrivons l’abus, mais gardons l’usage. Pouvons-nous faire autrement ? Dans leurs invectives contre l’écritoire, vos auteurs ne tenaient pas compte du caractère des temps. De Maistre se moquait de Thomas Payne, qui prétend qu’une constitution n’existe pas lorsqu’on ne peut la mettre dans sa poche. Quoi qu’on puisse penser des constitutions de poche, codifier est un besoin de la société moderne, car il nous est aussi naturel de chercher notre règle de conduite dans des principes abstraits qu’il l’était à nos pères de se gouverner par des coutumes ou par des superstitions.