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LE GRAND ŒUVRE.

ler de lui ; il passe ici pour un homme fort mystérieux ; mon ami le notaire prétend… Mais qu’as-tu affaire de ces commérages ?

Un voisinage dont je me promets plus d’agrémens est celui d’un petit gentilhomme à lièvre, triste et doux, qui habite une tourelle sur la hauteur. Le hasard nous fit nous rencontrer dans nos promenades ; je fus frappé de sa laideur spirituelle, et qui a je ne sais quoi de touchant, de son air de résignation digne, de mélancolie stoïque. À notre troisième rencontre, il me regarda, parut balancer s’il m’aborderait, se décida, vint à moi, et la liaison se fit. Je ne puis le voir sans penser au Socrate de Rabelais : « simple en mœurs, rustique en vêtemens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la république ; mais, ouvrant cette boîte, eussiez au dedans trouvé une céleste drogue, sobriété non pareille, déprisement incroyable de tout ce pourquoi les hommes tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. » Voilà mon nouvel ami, le comte Armand de Lussy.

L’autre jour, je dînai chez lui. Grande salle à manger voûtée, des tapisseries de haute lisse ; aux quatre coins des trophées d’armes surmontés de ramures de cerf ; longue table en chêne sculpté relevée d’écussons ; de la porcelaine de prix, de la vaisselle plate. Mais la chère fut maigre : du pain bis, du vin du cru, quatre noisettes vides pour dessert. Le repas fut servi par une façon de vieux majordome in fiocchi, au chef branlant. Pensif comme une porte de prison, je crois qu’en me versant à boire il méditait, à l’exemple des murailles de mon village, sur le passé et sur le présent. Le passé, c’était le flacon en fin cristal de Bohême, — le présent, ce qu’il y avait dedans, c’est-à-dire un petit vin de cabaret qui sentait le fût.

Mon notaire m’a conté que M. de Lussy est le dernier héritier d’une vieille famille ruinée. Quand je dis ruinée, les morceaux en sont bons. Il est des malheurs dans ce monde dont bien des gens s’accommoderaient. Le fait est que le dernier des Lussy a vu son patrimoine se réduire à un verger, à quelques plants de vigne et aux quatre murs d’un castel. En revanche, son castel renferme, paraît-il, des richesses. Sans parler du reste, son aïeule maternelle possédait une parure de diamans sans pareille, aigrettes, chaîne, rivière ; il garde tout cela précieusement serré dans des écrins, et, par esprit de famille, plutôt que de toucher à son trésor, il aime mieux laisser s’effondrer son toit et vivre de régime. Assurément cette manière de sentir n’est pas commune. Mon notaire, qui sait tout, m’a conté aussi que cet Amadis porte au cœur une blessure d’amour mal fermée. Il s’était épris d’une riche héritière ; sa fierté l’empêcha de se déclarer ; il la vit se marier, et ne s’est jamais consolé.

Les sympathies sont bizarres. Nous ne nous ressemblons guère,