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te dis-je, et frémis : la gendarmerie impériale et ton frère le Sicambre ont bu dans le même verre. Ah ! pour le coup, à qui se fier désormais ?

Tu vas t’imaginer que l’ombre de mes châtaigniers est aussi dangereuse que celle d’un mancenillier des Antilles. Ne crois pas cependant que ce soit le propriétaire qui ait tué en moi l’utopiste. Il était mort pendant mes voyages, ce bon compagnon.

Je n’avais pas quitté Paris pour aller visiter des villes ; je traversai en courant celles qui se trouvèrent sur mon chemin et ne séjournai qu’aux champs. J’ai vécu, comme on dit, sous le chaume ; peu s’en faut que je n’aie gardé les moutons sur la montagne. C’est au village, Paul, que j’ai senti mon pouls se calmer. Ce remède est sûr, je te le recommande. Au village, tout le monde est actif, personne n’est affairé ; au village, les journées sont longues, et l’homme est patient. C’est un calmant que la vie des champs. La régularité des habitudes, la ténacité des traditions, la permanence des âmes et des choses, les jours semblables aux jours, le petit-fils vêtu de la défroque de l’aïeul, le passé partout visible dans le présent, la paresse des heures, la lenteur de la terre à répondre aux questions de l’homme, des mains rugueuses, des bras agissans et des âmes dormantes, tout, jusqu’au cri de la charrue, jusqu’au long mugissement des bœufs, tout me prêcha l’apaisement, le mépris des rêves et le goût des longues et solides pensées. J’ai connu un vieux porcher, vrai portrait de l’antique Eumée ; il en avait la vigueur, la barbe et la sagesse : grave, sentencieux comme un patriarche, rien n’existait pour lui que ce qui n’était plus ; du présent, il ignorait tout, mais il savait des histoires et vivait dans le passé. J’avais peine à croire qu’il ne fût pas né depuis deux mille ans ; il me faisait l’effet de quelque chose d’éternel, d’un monument, d’une pyramide. Je m’asseyais souvent avec lui au pied d’un chêne trois fois centenaire ; tour à tour je regardais l’arbre et l’homme, et je sentais tout désir mourir en moi.

Nous sommes trop pressés, Paul ; il semble que le souffle et le temps vont nous manquer. Il est certain que nous n’en pouvons faire provision ; nous avons toujours le couteau sur la gorge… Mais qu’importe au genre humain ? Le temps ne lui manquera pas, à lui ; aussi n’a-t-il cure de nos impatiences. Tu sais que, pour expliquer le soulèvement des montagnes, les géologues d’aujourd’hui préfèrent à l’hypothèse des secousses violentes et des catastrophes soudaines celle d’un travail lent, mais continu, qui, les siècles succédant aux siècles, fit sortir les continens du sein des mers, comme nous voyons encore s’exhausser par un mouvement insensible les rivages de la Suède et de la Finlande. C’est avec la même lenteur