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pas. À vrai dire, ma propriété n’est pas grande, deux arpens à peine qu’une paire de bœufs labourerait commodément en moins de deux jours ; mais je n’en ferai pas l’essai : mes bruyères me plaisent ; jamais, au grand jamais, la charrue n’y passera. Une masure qui se tient à quatre pour ne pas tomber, une châtaigneraie en pente que termine une falaise, les transparences d’un beau lac, un large pan de ciel, voilà mon domaine, ce que j’ai et ce que je vois.

Si je voulais t’amadouer, je te conterais comment, passant d’aventure par ici, j’appris qu’un Anglais, établi dans le voisinage et désireux de s’arrondir, était en marché pour acheter ce morceau de terre. Souffler le marché à mylord ! Le tour me parut bon : c’était une revanche de la gueuserie sur le million. Qu’eût-il fait, le barbare, de ce lieu agreste ? Je crois le voir abattant la masure, convertissant les bruyères en pelouse, déracinant les arbres creux, rongés de mousse. Les dryades, les sylvains embrassèrent mes genoux, me conjurèrent de les préserver des injures du soc et de la cognée. Voilà mon histoire. Qu’en penses-tu ?

Seulement, avant de me condamner, rappelle-toi la figure que j’avais il y a deux ans, mes yeux caves, mes joues avalées, figure de pauvre diable bien las, bien recru, mortellement excédé de ses ambitions trompées, de tant de métiers pris et quittés, de tant d’essais malencontreux où il s’était démontré à lui-même son impuissance, sans qu’il pût dire si la fortune lui avait manqué ou s’il avait manqué à sa fortune. Je n’en pouvais plus ; je pliai bagage, et pendant deux ans j’ai couru, vrai pied poudreux, la besace au dos, me désintéressant de ma vie et regardant vivre les autres. À la fin, mes jambes me refusèrent le service ; des châtaigniers qui se trouvèrent là me firent signe, me promirent un peu d’ombre, de repos, de silence. Leur éloquence, le désir d’obliger des sylvains et de faire pièce à mylord,… bref ma vertu succomba. Note que, court de finance comme je suis, sans recourir à la boîte de Perrette, j’ai tout payé rubis sur l’ongle. Voilà le miracle. Mes deux arpens sont francs et quittes de toute dette, c’est un bien net et liquide. Aussi de mon mince patrimoine, écorné déjà par les voyages, que me reste-t-il ? Tout juste assez pour vivre, en vrai pythagoricien, de fenouil et de salade. Qu’importe ? je ferai longue messe et court dîner ; mais je suis chez moi, je dis : ma maison, ma treille, mon sentier, — et pour la première fois je puis méditer avec quelque satisfaction sur le profond mystère du mien et du tien.

Tu ne ris plus ; je vois se plisser ton large front de censeur romain. — À qui se fier désormais ? t’écries-tu. — À personne. Tu as raison. Qui peut se flatter de ne pas changer ?

Pendant des années, nous avons conspiré ensemble contre la