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ouvriers capables de résister pour un travail en plein champ aux ardeurs de ce climat. C’est aux planteurs du sud de se préoccuper de cette éventualité, de retenir les nègres auprès d’eux par de bons traitemens et de bons bénéfices. Leur intérêt, à défaut de leur cœur, doit le leur conseiller. Les États-Unis vont donc prospérer de plus belle, tout l’annonce, et produire plus de coton que jamais. Ce n’est pas une raison pour l’Europe de négliger les ressources qui ont été créées pendant la guerre en dehors de la république américaine, et de s’endormir de nouveau dans une périlleuse sécurité. Elle a été obligée une fois de se passer du concours des États-Unis, elle doit bien se dire aujourd’hui que les conditions de ce concours sont changées, et que dans un avenir plus ou moins éloigné les États-Unis, tout en continuant à produire, cesseront de nous approvisionner dans les mêmes limites, parce qu’ils consommeront une forte portion de leurs approvisionnemens eux-mêmes. Avant un demi-siècle, l’Amérique, sauf pour les articles de luxe, se suffira et rendra même l’Europe tributaire des produits variés qu’elle doit à un sol et à un climat exceptionnels. Elle est aujourd’hui le plus grand producteur de coton et de céréales ; son sol renferme d’immenses richesses métallurgiques et des mines inépuisables de charbon ; sa population est vivace, intelligente, douée d’un étonnant esprit d’initiative ; enfin la rébellion a hâté l’inauguration d’un nouvel ordre de choses en habituant le peuple à employer chez lui les matières premières dont le pays abonde. Ce qu’ils ont fait pour l’horlogerie, dont la Suisse et la France inondaient naguère leurs marchés, les États-Unis le feront avec le temps pour tous les articles manufacturés qui ne sont pas soumis aux capricieuses exigences de la mode parisienne, et déjà l’on a vu pendant la guerre ce phénomène incroyable de l’importation de Londres à New-York de coton upland américain à l’état brut. On songe de plus en plus dans les états de l’Union à développer l’industrie nationale. Les Américains n’ont pas pour le libre échange un platonique enthousiasme ; ils ont protégé leurs manufactures naissantes de tarifs d’entrée qui équivalent pour certains articles à une prohibition. Abritées derrière cette législation, secondées par l’énergie de la race et par les institutions intérieures, les usines des États-Unis acquerront vite une importance inquiétante pour leurs rivales d’Europe. — Voilà ce que nous avons gagné à une guerre qui devait, on l’annonçait du moins, et sans en exprimer trop de regrets de ce côté-ci de l’Atlantique, arrêter l’essor prodigieux de la république américaine.

John Ninet.


Alexandrie, juillet 1866.