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tion et comme elle, semblait, eni communication avec l’âme des maîtres, elle s’interrompit, et remettant le violon à Tonino : — Reporte cela, lui dit-elle ; il faut que j’aille à la laiterie, je n’ai pas le temps de m’amuser. — Et elle courut à ses vaches, reprenant tout à coup l’air affairé et la démarche empressée de la ménagère prosaïque.

Ces contrastes entretenaient mes perplexités. Je me demandais si cette existence encore si remplie d’ardeur et de vitalité était réellement finie, si elle m’avait dit vrai en m’assurant n’avoir aimé personne depuis la catastrophe de sa jeunesse, et si dans tous les cas, l’occasion d’aimer noblement et légitimement venant à naître, elle n’aurait plus assez de foi et d’enthousiasme pour la saisir.

Vous me demanderez pourquoi je me faisais ces questions : en toute sincérité, je puis vous affirmer que j’y prenais un intérêt purement philosophique. Je ne pouvais d’ailleurs m’en préoccuper bien assidûment ; j’avais trop de travail sur les bras, trop de calculs matériels dans l’esprit pour philosopher ou pour rêver longtemps. J’eus plus de loisir quand la mauvaise saison interrompit nos travaux. Je dus me borner à faire de continuelles observations sur la force des crues, sur les caprices du courant et sur les dévastations que la Brame, c’était le nom de notre torrent, produisait encore en pure perte pour nous dans le terrain de la Quille. Je n’en étais pas aussi dépité que Jean ; je songeais à la possibilité de faire sauter d’autres rochers, afin de mettre à découvert l’abîme de boue fertilisable que le torrent nous tenait en réserve dans ses gouffres.

Comme en somme tout allait bien, et que vers le mois de janvier notre digue, légèrement entamée, promettait de tenir bon, notre vie était tranquille et même gaie. Jean, qui ne pouvait tenir en place, allait et venait pour ses affaires, de Sion à Martigny et de Brieg à la Diablerette. Nous le voyions souvent quand même, et il passait des semaines avec nous. Félicie m’en remerciait, car les hivers précédens on l’avait vu à peine. Nos soirées étaient longues et enjouées ; jamais Jean n’avait été de si bonne humeur. Il était naturellement et franchement gai, lui, quand il n’avait pas trop de soucis dans la cervelle. Cette fois il voyait tout en beau, et son plaisir était de taquiner Tonino et de faire assaut de lazzis avec lui, pourvu que ces plaisanteries eussent toujours trait à l’objet de ses espérances. — Tu sais, lui disait-il, que quand notre île sera en plein rapport, je t’achèterai ton titre de baron. Je veux être le baron d’Isola-Nuova. Quel besoin as-tu d’être baron, toi qui n’aimes que ton violon et tes bêtes ? Tu n’es pas fort, tu ne seras jamais qu’un berger d’Arcadie.

— Mais je suis fort, s’écriait Tonino ; je sais travailler la terre,