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LE DERNIER AMOUR.

comme un fou ; mais la patronne ne veut pas que son frère le sache, c’est elle qui paie la différence. Voilà comme elle est ! Elle gronde toujours le patron sur sa légèreté. Elle lui dit qu’il se fait toujours tromper, et elle, quand elle s’en mêle, elle est si grande qu’elle paie deux fois plus que lui. Seulement elle dit : On ne me trompe pas, j’ai voulu cela… — Gardez-moi le secret, monsieur Sylvestre ; elle me battrait, si elle savait que je l’ai trahie.

Je demandai à Toniao s’il craignait réellement sa cousine. — Pas du tout pour moi, répondit-il naïvement. Quand elle frappe, elle a la main douce ; mais quand elle a frappé, elle se boude et elle pleure en cachette. C’est pourquoi la peur de lui faire de la peine et de la voir malade me rend sage comme une demoiselle et coulant comme une anguille.

Nous étions à la mi-juillet, nous pouvions entamer les travaux, et nous commençâmes à embaucher des ouvriers. Jean partit pour aller en recruter d’autres et j)our faire amener les arbres abattus au Simplon. Il fallait se hâter pour n’être pas surpris par l’hiver au milieu du travail d’endiguement. Je n’avais plus le loisir de la réflexion ; j’étais fixé pour un temps illimité à la Diablerette, c’était le nom significatif de la propriété de mes hôtes, cette oasis jetée au milieu des horreurs de la montagne.

Pendant l’absence de Jean, je surveillai l’ouvrage et j’y travaillai moi-même tout en dirigeant mes ouvriers. Le travail du corps est bon et rend juste et patient avec ceux que l’on commande. On se rend compte par soi-même de ce qu’on peut demander à leur énergie sans en abuser. L’endroit où nous opérions était si enfoncé dans la gorge étroite et surplombante, qu’il y faisait nuit de bonne heure. Je dînais à sept heures avec Félicie et Tonino, et, pour occuper le reste de la soirée, je m’amusais à donner des notions de mathématiques et de géologie pratique au jeune baron. C’était une étrange organisation, merveilleusement intelligente pour tout ce qui parlait aux sens, fermée aux choses idéales. La volonté y était pourtant. L’attention et la docilité étaient parfaites, et si je ne lui apprenais rien d’exact, du moins j’ouvrais tant soit peu son esprit au raisonnement. Je n’ai jamais rencontré de naturel plus sympathique et plus affectueux. Je le pris en amitié réelle, et je me laissai aller à le gâter. Félicie me le reprochait, mais par le fait, tout en le rudoyant, elle le gâtait encore plus, et malgré sa prétention de n’aimer que son frère je vis bien alors qu’elle aimait Tonino pour le moins autant.

Cette affection me parut légitime et sainte. En voyant combien Tonino était enfant et porté aux effusions candides, j’oubliai complètement, je me reprochai presque les soupçons que j’avais conçus