Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/313

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
309
LES PRÉCURSEURS ITALIENS.

passer d’une domination étrangère à une autre domination plus dure, il ne pouvait s’empêcher de faire un retour sur toutes ces destinées individuelles brisées ou compromises dans les révolutions. Il avait la pitié des désastres privés. Il voyait une multitude de jeunes gens, « espérance de notre patrie, » disait-il, réduits à manquer de pain et à s’expatrier. Il avait plusieurs frères dans l’armée, et il en était à se demander avec anxiété où ils étaient, s’ils vivaient encore. La petite position qu’il occupait, il ne savait si on la lui laisserait, et il s’irritait presque autant d’être épargné que d’être frappé. Il se réfugiait en lui-même, et il écrivait avec une émotion virile : « Incertain de la gloire, je tâche d’acquérir la vertu, parce que si la première est belle, la seconde est bonne et a des récompenses qui ne dépendent pas des hommes… Opprimé de malheurs trop réels, je ne peux guère m’occuper de fictions. Je cherche néanmoins dans l’étude de la poésie sollicilæ oblivia vitæ, mais je ne les trouve pas… »

Ce fut en effet une heure de singulière épreuve que cette heure de 1815 qui semblait sonner le réveil de tout un passé. Pour l’Italie, c’était le commencement d’une étape d’un demi-siècle de servitude et de malaise ; c’était le point de départ d’une lutte plus ou moins voilée, plus ou moins éclatante entre l’instinct national comprimé et tous ces pouvoirs nés d’un reflux de l’esprit de conquête et d’absolutisme. Niccolini avait alors trente-deux ans, l’âge où l’imagination est dans sa force et où le caractère a pris son pli. Il sortait de cette crise publique déjà plus qu’à demi renommé comme poète, attristé et déçu comme citoyen, froissé dans ses affections d’homme. Il n’avait guère quitté Florence qu’un moment vers 1804, plus que jamais il s’y renfermait, sans se désintéresser des événemens, mais les voyant passer sans illusion du fond de sa retraite studieuse. « Dans une modeste maison qu’il habita longtemps avec sa mère, via Larga, près de la place Saint-Marc, dans le voisinage de l’Académie, où il avait un emploi, il y avait une petite chambre capable à peine de contenir quatre ou cinq personnes. Là, en face de son unique table, il avait écrit de sa propre main ces mots : nulla dies sine linea. Dans cette chambre, il composa la plus grande partie de ses tragédies, il médita…, » et là aussi il voyait défiler de jeunes et de vieux amis. On ne toucha pas à sa position, on eût cherché plutôt à l’attirer. Le grand-duc Ferdinand, nouveau souverain de Florence, aurait voulu le retenir comme bibliothécaire à la Palatine, où il allait quelquefois le trouver dans les premiers momens et s’entretenir familièrement avec lui. Ce fut Niccolini qui ne voulut pas garder cette place, donnant sa santé pour prétexte, mais en réalité parce qu’il ne respirait pas à l’aise dans l’air du pa-