Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/301

Cette page n’a pas encore été corrigée
297
LE DERNIER AMOUR.

qu’avec une douleur sombre, et comme elle s’efforçait de me cacher cette larme : — Pleurez, pleurez, lui dis-je ; soyez femme, soyez mère. Je vous aime mieux ainsi que tendue et irritée.

— Mais ce souvenir qui me brise, ne le détestez-vous pas ?

— Non, quand vous pleurez, je ne déteste rien dans le passé. Les larmes effacent tout, et la vraie douleur se fait toujours respecter.

Elle essuya ses yeux avec ma main et la baisa ; puis elle attacha sur moi ce regard clair et profond où l’énergie et la passion de son âme s’exprimaient d’une façon victorieuse quand elle se livrait. — J’ai eu deux désespoirs dans ma vie, dit-elle, la mort de mon enfant et celle de mon frère. Le jour où vous m’aimerez comme je vous aime, je les oublierai.

— Pourquoi oublier ? lui dis-je. La douleur est saine aux belles âmes, et j’aime mieux partager la vôtre que de l’effacer. Vous me tiendrez par la tendresse encore plus que par l’énergie, soyez-en sûre. Je ne demande qu’à vous sentir faible pour me dévouer à mon tour.

Elle fut tout à coup ranimée, cessa de protester intérieurement contre le témoignage de mon affection, et s’occupa de la propriété de Tonino avec ardeur, presque avec gaîté. Elle voulait tout abattre pour tout reconstruire, et faisait des plans sur le sable du chemin avec le bout d’une branche. J’admirais son intelligence, son entente des détails, la promptitude de son coup d’œil. J’établissais ses comptes à mesure qu’elle développait ses projets. Quand j’eus atteint un certain chiffre : — Non, je n’irai pas jusque-là, dit-elle ; ce serait trop cher, vous me gronderiez.

— Jamais ! répondis-je ; vous avez de l’ordre, vous aurez toujours le moyen d’être généreuse.

— Mais c’est votre fortune que je dépense là, monsieur Sylvestre !

— Non, c’est la vôtre. Moi, je n’en ai pas et n’en veux jamais avoir. Nous nous marions séparés de biens, comme cela doit être quand l’un apporte tout, et l’autre rien.

— Pourquoi faut-il que cela soit ?

Et comme j’hésitais un peu à répondre, elle s’écria : — Ah ! oui, je comprends ; vous ne voulez pas qu’on croie que vous épousez une fille déchue pour vous enrichir !

— Je n’y songeais pas, lui dis-je ; mais, puisque vous le prenez ainsi, j’accepte la supposition. Je veux qu’on sache que je vous épouse parce que je vous aime.

Elle fut ravie de ma réponse et se remit à faire ses plans, tout en causant avec le fermier et en réglant l’indemnité à lui donner.