Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/278

Cette page n’a pas encore été corrigée
274
REVUE DES DEUX MONDES.

quelque, chose en moi résiste par habitude. Il faut donc froisser ma vanité de vous plaire, amener une crise, me faire du mal en un mot et me mettre au défi ; alors la leçon se grave dans ma mémoire si vivement qu’elle ne s’eiïace plus.

Je m’étonnais de cette résistance de l’être moral si différent en elle de l’être artiste. Celui-là ne se rendait qu’en se brisant, l’autre vibrait et se complétait au moindre souffle.

Pourtant il y avait, sous cette rudesse du caractère, des délicatesses exquises. C’était une situation difficile, dans les termes où nous étions, que de ne pas tomber dans l’égoïsme, car Félicie sentait bien que sans le malheur qui l’avait si brutalement frappée, j’aurais triomphé de mon amour pour elle, et certes j’allais devenir dans sa vie un appui plus direct et plus précieux encore pour elle que son excellent frère. Elle le sentait si vivement que je craignis quelquefois l’explosion d’un sentiment de personnalité farouche… Cette crainte ne se réalisa point. La douleur eut chez cette femme généreuse une austérité réelle, et si elle fut tentée parfois d’oublier et de se réjouir, un énergique retour sur elle-même lui arracha des pleurs dont je devinai, mais dont elle ne trahit pas la cause.

Je compris quelle victoire elle remportait sur elle-même un jour qu’elle me dit : — Vous voyez bien clairement mes défauts, et vous travaillez à me les ôter ; c’est un grand service que vous me rendez. Je suis à la fois honteuse et fière de vous donner tant de peine, et je me dis que, pour accepter ce travail-là, doux et indulgent comme vous êtes avec tous les autres, il faut que vous m’aimiez plus que tout au monde.

Et comme je lui affirmais que je l’aimais effectivement plus que moi-même, elle effaça un rayon de joie qui passait dans ses yeux.

— Mon pauvre Jean m’aimait bien aussi, dit-elle. Il n’avait pas votre intelligence, et il souffrait de mes travers sans en connaître le remède ; mais il les acceptait, il me prenait comme j’étais ; il me disait : « Comment fais-tu, étant si bonne, pour être si méchante ? » Et il riait, il jurait, il m’embrassait pour n’être pas tenté de me battre. C’était rude et touchant… Ah ! il m’aimait bien ! Vous m’aimerez autrement, avec plus de douceur et de patience ; mais je n’aurai jamais le droit de vous demander autant de tendresse paternelle.

L’hiver se fit tard et nous permit d’avancer les travaux de l’île, au point d’y pouvoir semer des céréales et planter des arbres fruitiers. La région que nous habitions jouissait d’un climat délicieux, et si les glaciers qui nous dominaient n’eussent menacé de leurs ravages partiels les terres basses que ne protégeait pas partout le ressaut vigoureux des rochers, nous eussions joui d’un printemps