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et le dissipèrent. Je ne savais plus rien de Tonino, sinon qu’il n’espérait plus fléchir son père, et qu’il obéissait à Félicie en restant près de lui. Il écrivait beaucoup, j’avais refusé de voir ses lettres ; je n’aimais pas à parler de lui. Je voulais laisser à Félicie tout le soin, toute la responsabilité, je n’osais dire tout le mérite de cette exécution…

Elle ne parut pas lui être pénible, tout au contraire. Si une lueur de gaîté lui revenait au mille u de la tristesse où la perte de son frère la tint longtemps plongée, c’étaient les jours où elle me disait : — L’enfant commence à s’habituer là-bas. Il me dépense un peu d’argent, et je crois bien qu’il ne s’occupe guère ; mais, lorsque son parti sera pris, j’aviserai à lui procurer un état. Il était trop gâté ici par mon frère. Il faut qu’il apprenne à faire comme les autres.

Je ne répondais rien, Félicie souriait comme à la dérobée. Il y avait une joie craintive dans ce mystérieux sourire. Elle était heureuse de me sentir jaloux ; mais mon front sévère l’empêchait de me le dire.

Dans ce tête-à-tête plein d’attraits et de souffrance pour moi au commencement, Félicie apporta une vaillance extraordinaire. Elle prit possession de moi avec une confiance sans bornes, et, se regardant comme ma fiancée, elle me parla de son amour sans réserve et sans trouble. Elle se montra dès lors à moi vraiment grande, car elle fut chaste et hardie en même temps. Elle s’était fait une sorte de prescription religieuse de ne pas songer à elle-même tant qu’elle porterait le deuil de son frère, et, tout en me parlant sans cesse de notre future union, il ne lui arriva pas une seule fois d’y chercher pour elle un rêve de bonheur. Elle n’était occupée que du mien, et elle me conjurait de la rendre capable de le réaliser.

— Je suis trop inférieure à vous, me disait-elle, et je ne voudrais pour rien au monde vous appartenir avant que vous ne m’ayez élevée autant que possible à votre niveau. J’ai de l’intelligence et de la volonté ; apprenez-moi tout ce que j’ignore, redressez mon jugement, éclaircissez mes idées, faites-moi comprendre tout ce qui vous occupe ; mettez-moi à même de causer avec vous, de m’intéresser à ce qui vous intéresse, de voir clair en vous et en moi-même. Vous m’avez grondée autrefois ; il ne faut plus me faire cette peine-là. Il ne faut pas vous étonner de mon ignorance et de mes travers, il faut me les ôter ; soyez sûr que c’est très facile. En effet, c’était en apparence très facile. Elle ne résistait plus à aucun enseignement, elle ne discutait plus, elle m’écoutait avec avidité, elle buvait mes paroles, elle était douce et docile comme