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LE DERNIER AMOUR.

cent l’avenir ; mais ils ont cela de triste ou d’utile qu’ils nous font penser à ce qui peut nous arriver, à ceux que nous laisserions dans la peine. J’ai rêvé que j’étais à la chasse et que je tuais un chamois ; mais la bête morte, c’était moi-même. Je me voyais accroché à une roche, saignant, les flancs ouverts ; mon chien Médor venait pour m’achever, je voulais lui parler, je ne pouvais pas, et il ne me reconnaissait pas. Je me suis éveillé tout elTrayé et tout malade. J’en ris à présent, mais je me demande tout de même si, en cas d’accident, mes affaires sont bien en ordre. Il faut que vous m’aidiez à voir cela. Le procès que v ous avez heureusement terminé à Sion vous a mis à même de bien connaître ma situation et les dispositions de ma famille à l’égard de Félicie. Mes parens ne l’aiment pas ; ils sont tous riches, et je veux qu’elle soit, sans conteste, mon unique héritière. Mon testament est fait, examinons-le ensemble ; sachez s’il est bien fait et s’il assure l’avenir de ma sœur. Après examen attentif, tout me sembla arrangé pour le mieux. Je rassemblai et rangeai tous les titres, et Jean me montra où il cachait la clé de son bureau. — À présent, me dit-il, je suis tranquille, et je pourrai faire tous les rêves du monde sans m’en souvenir le lendemain.

Malgré son air enjoué, il me sembla qu’il était poursuivi par un pressentiment sinistre. Les gens doués d’une forte vitalité ne pensent pas à la mort sans un ébranlement sensible de tout leur être. Je vis un nuage passer plusieurs fois sur ce front large et bas qui commençait à se dégarnir et à montrer à nu la puissance de ses facultés d’obstination et de bonté.

Cette impression de tristesse fut bientôt effacée. Un jour, Jean me proposa une partie de chasse. — Il faut, dit-il, que je tue un chamois pour faire mentir mon rêve.

Je l’accompagnai. La chasse fut bonne : au lieu d’un chamois, nous en rapportâmes deux. Médor se conduisit admirablement, et son maître lui prodigua les complimens et les caresses. Félicie, à qui nous nous étions bien gardés de parler du rêve de son frère, se mit avec joie en devoir de conserver les parties du gibier destinées à la venaison, en même temps qu’elle nous prépara les morceaux les plus choisis. Le souper fut très gai. Jean avait invité quelques voisins, entre autres Sixte More, qui me parut toujours épris de Félicie, bien que toujours rebuté par elle. C’était un bel homme encore jeune, riche, sans éducation, mais non sans jugement et sans esprit naturel. Jean but un peu plus que de coutume, et, sans être ivre, il s’exalta un peu en paroles. Félicie nous laissa au dessert. Je remarquai qu’elle s’était remise avec son ancienne ardeur aux soins matériels du ménage, et qu’elle ne craignait plus de ger-