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voici de la famille en ce sens que vous êtes pour moi un frère et une sœur ; mais je suis un frère illégitime, c’est-à-dire que je ne possède rien, tandis que vous êtes riches. Votre amitié m’associerait, je le sais, à votre fortune ; cela ne serait pas juste. Je veux rester étranger à tout ce qui est propriété ou contrat quelconque. Vous me garderez chez vous comme un bon ouvrier : quand je serai infirme ou fatigué, vous me garderez par amitié, par reconnaissance ou par charité, peu m’importe, j’ai confiance en vous ; je ne veux pas d’engagemens réciproques. Voilà le résultat des réflexions que je vous avais promis de faire sur notre association. Elles sont faites, et elles sont absolues.

Et comme Jean s’apprêtait à répondre tandis que Félicie baissait la tête comme brisée ou offensée, je me hâtai d’ajouter : Une circonstance eût pu nous lier davantage les uns aux autres. C’est la possibilité d’un mariage entre Félicie et moi, et, quelque bizarre que puisse vous paraître cette prétention chez un homme de mon âge, je veux vous confesser que l’idée m’en est venue et m’a paru par momens admissible ; mais pardonnez-la-moi. Si j’ose vous en parler naïvement aujourd’hui, c’est parce qu’elle s’est effacée entièrement de mon esprit, et que je me la reproche comme une folie et une impertinence ; c’est que je l’ai repoussée sans retard, et que je suis sûr de n’y revenir jamais.

— Eh bien ! dit Jean avec un gros soupir, vous avez eu tort. L’idée n’était pas si folle, elle m’était venue aussi, à moi, et peut-être que ma sœur,… bien qu’elle n’y ait jamais songé, ne l’eût pas apprise avec colère : qui sait ? Réponds donc, Félicie !

J’empêchai Félicie de répondre, je voyais bien, à l’orage intérieur que la fierté lui faisait réprimer, qu’elle n’était pas dupe de mon stratagème. — Félicie, dis-je à Morgeron, n’est pour rien dans tout cela, en ce sens que nous lui parlons d’une chose tout à fait nouvelle pour son esprit. Si j’ai été insensé, qu’elle m’absolve en faveur du motif. Ce n’est ni la cupidité lâche, ni la passion ridicule à mon âge qui m’avaient suggéré l’idée de lui offrir mon éternel dévouement : c’était le besoin de réparer l’injustice de sa destinée et de lui donner la plus grande preuve de respect et d’estime "qu’il soit au pouvoir d’un homme de donner à une femme ; mais j’ai réfléchi également là-dessus. Je me suis dit que Félicie Morgeron était trop belle et trop jeune encore pour faire un mariage de pure convenance ou tout au moins de paisible amitié. Elle doit inspirer l’amour, elle doit y prétendre, et, mon plus grand désir étant de la voir heureuse, je me garderai de lui oflrir un sentiment purement paternel. Vous me direz que je n’avais pas besoin de me confesser ainsi devant elle. C’est un scrupule que je n’ai pu vaincre et