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aurons, puisqu’elles se perdent dans des gouffres qui ne seront peut-être pas comblés dans centiins ?

Je vis que Jean n’avait pas saisi mon plan, et ne cherchait pas beaucoup à le saisir. Il n’aimait que ses propres fantaisies. Il fallait donc non-seulement lui faire adopter mon idée, mais encore lui persuader qu’il en était le père.

— Monsieur Jean, lui dis-je, vous vous moquez de moi. Vous avez parlé par métaphore, pensant que je ne vous devinerais pas ; mais je sais fort bien que vous comptez amener le torrent sur la presqu’île. Un éclair passa sur son front ; cependant il hésita à se parer de ma découverte.

— Est-ce que je vous ai dit, s’écria-t-il, que je croyais pouvoir faire cette chose-là ?

À mon tour, j’hésitais à mentir ; mais il fallait mentir pour le sauver, et je prétendis qu’il me l’avait donné à entendre. En même temps je lui glissai adroitement la notion que j’avais acquise en explorant le rocher, si facile à faire sauter.

Je vis dans ses yeux ardens un combat sérieux entre son orgueil d’inventeur et sa loyauté naturelle. Sa loyauté l’emporta. — Vous me trompez, dit-il en m’embrassant, je n’avais jamais songé à ce que vous dites ; mais il y a autant d’honneur à adopter une bonne idée qu’à l’avoir engendrée. INous ferons sauter cette masse, nous achèterons la prairie de là-haut, nous… ]Non ! nous achèterons la prairie d’abord, et quand nous l’aurons, nous l’aiderons avec la sape et la pioche à dégringoler… Non ! nous irons prudemment pour ne pas encombrer les ressauts du torrent, qui sont terribles, et puis je vois d’ici la presqu’île monter, monter comme par enchantement !… En dix ans, ce sera une montagne ou tout au moins une colline. On pourra l’endiguer convenablement. J’ai des pieux énormes, superbes ; la coupe de bois que j’ai achetée près du Simplon, et où vous avez travaillé pour moi, n’était pas destinée à autre chose. À présent ma sœur ne dira plus que c’est de l’argent perdu à endiguer des galets. Nous aurons par an un mètre d’épaisseur de bonnes terres de bruyère, nous…

— Attendez, vous allez vite ! Sachons les dégâts commis là-haut par le torrent chaque année. Cela est facile à établir, allons-y en nous promenant.

— Je veux bien, mais je sais la chose. Je sais quelle était l’étendue de la prairie il y a vingt ans. Les eaux n’y passaient pas dans ce temps-là. Depuis qu’elles se sont frayé le passage par là, elle a diminué d’un quart. À présent elle va s’en aller en bloc, la roche qui la porte est minée en dessous, on peut l’aider probablement. Allons-y, allons-y !