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pas dire que le ministère n’a rien fait, ou que, s’il a fait peu, il soit seul responsable. Il a en face de lui des adversaires de toute sorte, modérés et progressistes, également acharnés à le combattre ; il n’a pas su même ou il n’a pas pu garder tous les amis qu’il avait à l’origine ; la question est seulement de savoir si le ministère lui-même n’a pas contribué à créer cet état compliqué par ses hésitations, par les incertitudes, par l’absence d’un système arrêté et d’une résolution suffisante pour faire prévaloir ce système.

Une des plus graves questions qu’il eût à résoudre était certainement celle des finances. Le ministre chargé de ce lourd fardeau, M. Alonso Martinez, ne s’y méprenait pas. Il savait qu’indépendamment des économies nécessaires pour rétablir l’équilibre dans le budget, il fallait recourir au crédit pour couvrir les déficits anciens, que, pour recourir au crédit, il fallait avant tout entrer en composition avec les créanciers étrangers, faire cesser l’interdit qui ferme les bourses européennes à toute nouvelle valeur espagnole. Tout se tenait dans sa pensée ; mais en même temps M. Alonso Martinez n’ignorait pas qu’il allait rencontrer de formidables oppositions. Le ministère a fini par se risquer : il s’est risqué seulement d’une façon sommaire et maladroite, mêlant la politique et les finances. Il a lancé dans les chambres une demande de pleins pouvoirs embrassant une multitude de choses. Il a réclamé d’un seul coup l’autorisation de percevoir les impôts, de faire un emprunt, de régler l’affaire des coupons anglais, d’augmenter l’armée selon les circonstances. C’était assurément de quoi donner prise à toutes les oppositions, qui n’ont pas manqué d’accuser le cabinet d’aspirer à une dictature politique et financière. On a discuté pendant six semaines dans le congrès seulement. M. Alonso Martinez a fini par donner sa démission, et la question n’est pas beaucoup plus avancée que le premier jour ; elle a dans tous les cas traîné assez pour aller se perdre dans des complications bien autrement redoutables, dans une explosion nouvelle de tous ces élémens d’anarchie intime qui sont depuis quelque temps l’essence de la politique de l’Espagne.

Là est le danger désormais. Ce qu’il y a de grave dans les événemens qui viennent d’ensanglanter Madrid, c’est qu’ils sont le fruit d’une situation profondément minée, c’est qu’ils sont le dernier mot d’un travail obstiné qui se poursuit depuis quelques années, qui, à travers le jeu artificiel des partis, vise plus haut qu’un cabinet, dont les signes visibles sont jusqu’ici la retraite du parti progressiste de l’arène légale et l’esprit de défection se propageant dans l’armée. Déjà la levée de boucliers du général Prim aux premiers jours de janvier avait laissé entrevoir le progrès de ce travail. Il est facile de reconnaître aujourd’hui que la défaite de cette première insurrection avait à peine interrompu le mouvement révolutionnaire, si bien qu’en vérité les derniers événemens n’avaient rien d’imprévu, rien d’inattendu. Le général O’Donnell les prévoyait si bien que depuis quelques jours il se couchait à peine, sans savoir d’ailleurs où le mouvement éclaterait et d’où viendrait le signal. On attendait, lorsque le matin du 22 juin on apprenait tout à coup que des détachemens nombreux des régimens d’artillerie en garnison à Madrid venaient de se mettre en insurrection, chassant ou tuant leurs officiers, restant maîtres de leurs casernes et de leurs canons et armant la populace.