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de deux lois, l’une relative à la franchise électorale, l’autre au reclassement des siéges ; il faudra que vous les votiez séparément ; nous ne vous ferons connaître la seconde que lorsque vous aurez adopté la première. Cette conduite bizarre et bien puérile dans un grand pays d’hommes libres semblait dire à la chambre, outre l’affront du mystère : Nous ne voulons pas vous faire connaître la seconde loi parce que, malins que nous sommes, nous savons bien que vous ne voteriez pas la première, si vous connaissiez la seconde. Ce manège absurde indisposa beaucoup de libéraux indépendans ; il condamna le ministère à des allures embarrassées et contradictoires ; l’amendement de lord Grosvenor, opposé à la prétention ministérielle de la scission anormale des deux lois, ne fut rejeté que par une majorité de 5 voix, véritable minorité en réalité, car elle n’était obtenue qu’à la faveur du vote dans leur propre cause d’une vingtaine de membres de l’administration. Cette tactique porta une atteinte irréparable à l’autorité du ministère, qui fut d’ailleurs forcé d’y renoncer au dernier moment et de reconnaître l’union solidaire des deux lois de réforme.

D’autres erreurs de conduite aggravèrent cette faute originelle. Les qualités exceptionnelles du talent de M. Gladstone semblent le rendre peu propre au rôle de leader de la chambre des communes. Un chef destiné à maintenir la cohésion de son parti est soumis lui-même, s’il veut réussir, à une discipline qui doit paraître insupportable à certains esprits d’élite. Il ne semble guère possible d’être un grand artiste en fait de conception et d’éloquence politiques et d’être à la fois un chef de parti parlementaire, c’est-à-dire un homme qui, pour donner aux autres la bonne tenue et le bon exemple, est sans cesse obligé de s’observer, de se contraindre, de se couper les ailes et de se mettre les entraves. En Angleterre, on ne peut appuyer des propositions de progrès que sur des convenances d’utilité pratique, des raisons d’expediency, comme disent les Anglais. M. Gladstone est trop grand orateur pour ne point éclater dans le cercle étroit des petits argumens utilitaires ; il n’a pas pu y tenir, et s’est avisé de défendre les mesures d’expediency qu’il était chargé de proposer à l’aide de ces principes généraux et de cette logique absolue si familiers à notre génie français ; il a employé ainsi parfois, lorsqu’il proposait d’attacher la capacité électorale au paiement d’un loyer, non de dix livres sterling, ni de six, mais de sept, ces grands argumens par lesquels se fonde la théorie du suffrage universel, du manhood suffrage, grave et impardonnable scandale qui n’a pas manqué de faire passer M. Gladstone, aux yeux de quelques-uns, pour un démagogue yankee ou pour un suppôt de despote continental. Enfin M. Gladstone a trop laissé voir ses sympathies pour certaines idées et pour le magnifique talent de M. Bright. C’en était assez pour que ses adversaires pussent le représenter et le cabinet avec lui comme un instrument de l’éloquent tribun du peuple. Il faut convenir aussi que M. Bright et M. Gladstone ont eu parfois le tort, dans les entraînemens oratoires que leur a inspirés l’apologie de la réforme, de forcer un peu la note