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UN ESSAI DE ROMAN NATIONAL.

aujourd’hui même les écrivains les moins propres à y réussir ? Dans le drame, toutes les qualités descriptives ou plutôt locales de MM. Erckmann-Chatrian leur deviennent absolument inutiles, et, pour remuer la fibre populaire, ils sont obligés de grossir le ton, d’accuser un peu plus leurs deux péchés mignons, partialité et vulgarité. Combien de fois n’a-t-on pas déjà répété que le réalisme est la démocratie dans l’art ? Eh bien ! la démocratie peut avoir une bonne et une mauvaise littérature, comme elle a une bonne et une mauvaise politique. Nous ne demandons pas mieux que de la suivre et de saluer son règne, surtout quand elle proteste contre ces gloires monstrueuses qui se font avec du sang et avec des larmes : ceci est de l’histoire ; dans le roman, MM. Erckmann-Chatrian ont souvent démontré qu’il y avait plusieurs façons d’être réaliste, que l’on n’avait pas besoin, pour être réel et vrai, d’exploiter toutes les laideurs matérielles et morales, qu’il était possible d’émouvoir en surprenant la vérité locale dans ses aspects les plus familiers, en donnant place aux petits et en dégageant leur cause des Te Deum de convention et des magnificences d’apparat ; mais cette heureuse chance tournerait bien vite contre eux, s’ils cédaient aux grossières amorces, au tapage insolent, au misérable gaspillage de cette littérature qui se dit populaire, et qui n’est en réalité que la complaisante, la courtisane du peuple. Cette littérature fait peu à peu descendre à un même degré d’abaissement les intelligences cultivées et les esprits ignorans. L’autre, au contraire, relève le niveau intellectuel, rend aux petits leur âme, leur rang, leur valeur morale, et les fait sortir de ces ombres où se cachaient leurs servitudes et leurs souffrances. MM. Erckmann-Chatrian, en dépit de leur penchant ou de leurs amis, doivent rester dans cette limite, observer cette nuance, s’ils ne veulent pas compromettre leurs premiers succès.

F. de Lagenevais.