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teignent dans les lointains, aux pâles clartés du soir, les tons criards et les éclats de lumière qui blessent la vue ? Était-il bien utile, dans Waterloo, de tant insister sur les fautes d’un régime à qui il aurait fallu une habileté surhumaine pour résoudre des difficultés insolubles ? Le tableau aurait-il eu moins de sombre grandeur, la leçon moins de portée, la part du peuple eût-elle été moins glorieuse et moins assurée, si les auteurs eussent négligé des détails qui, à cette époque fatale, créèrent deux peuples dans un peuple ? One dis-je ? Ces détails mêmes ne sont-ils pas en opposition directe avec l’inspiration générale de ces récits destinés à nous rappeler qu’il y a des momens où l’intérêt populaire est d’un côté, et la gloire militaire de l’autre ?

Voilà ce qu’objecterait à MM. Erckmann-Chatrian le vrai sentiment national, pris dans son acception la plus générale et la plus haute. La critique leur tiendrait au besoin un langage analogue ; elle leur dirait que l’héroïsme n’a toute sa grandeur, toute sa beauté, que lorsqu’il marche avec le désintéressement pour guide et l’abnégation pour compagne, lorsqu’il se rattache à quelque chose de plus élevé, de plus chimérique peut être, que l’intérêt personnel et le motif égoïste. Rien de plus beau par exemple que le patriotisme d’une centaine de bûcherons ou de sabotiers se soulevant contre l’invasion étrangère ; mais quand leur chef s’écrie pour enflammer leur courage : « Si vous laissez passer les Autrichiens et les Russes, ils vont rétablir les corvées, les dîmes, les couvens, les privilèges et la potence ! » l’héroïsme, par cela même qu’il invoque des appuis trop solides, perd de son prestige ou plutôt cesse d’être ; nous sommes loin de ces inspirations généreuses qui, dans le roman comme dans la vie, faisaient battre autrefois les nobles cœurs !

Nos remarques auraient en somme moins d’importance, si tout se bornait à quelques pages de ces romans nationaux, et si les auteurs ne paraissaient disposés à s’accentuer plus violemment dans le sens que nous indiquons. Si nous en jugeons par leur plus récent ouvrage, ils ne seraient pas éloignés de confondre les animosités démocratiques avec les souvenirs populaires, les exagérations révolutionnaires avec les vraies conquêtes de la révolution : dès lors la discussion aurait à se placer sur un autre terrain. Nous n’insisterons pas, et nous reviendrons, en finissant, aux aperçus purement littéraires. D’abord, et au risque de nous répéter nous n’accorderons jamais que la collaboration soit compatible avec ces deux conditions suprêmes de toute œuvre vraiment belle, l’inspiration qui conçoit et l’art qui exécute. En dehors de ces gais vaudevilles qui n’ont aucune prétention sérieuse, et pour lesquels l’un fournit son idée, l’autre son bon mot, un troisième son couplet, la collaboration appliquée aux ouvrages de l’esprit les déclasse, et, si elle multiplie les ressorts d’activité et de succès, on peut être sûr qu’elle n’en augmente ni la finesse ni la force. Que dire de ces bizarres tentations du théâtre auxquelles succombent