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UN ESSAI DE ROMAN NATIONAL.

nacés. Nous venons de nommer Walter Scott. Lorsque vers 1816 il publia son premier roman, il y ajouta ce titre : l’Écosse il y a soixante ans. Soixante ans ! C’est à peu près l’intervalle qui sépare l’époque où nous vivons de celle à laquelle se rattachent les récits de MM. Erckmann-Chatrian. Au moment où Walter Scott prenait la plume, les passions politiques, celles du moins que ses romans auraient pu ranimer, étaient complètement apaisées, et cependant que sa main est douce et légère quand elle passe sur ces blessures cicatrisées ! Avec quelle égalité de sympathie et de respect il traite les illusions et les douleurs de ses divers personnages, qu’ils soient royalistes ou républicains, hanovriens ou jacobites, dévoués à Charles ou à Cromwell, Tros Rutulusve fuat !… Avec quelle sûreté de ton il invoque les deux bons génies auxquels il est réservé de clore ou d’humaniser les discordes civiles, la justice et la pitié ! Ne voulant plus chercher que les poésies du passé dans les agitations d’autrefois, il comprend, il accueille, il admire tous les genres d’héroïsme ou d’enthousiasme, l’enthousiasme monarchique de Diana Vernon et d’Alice Lee comme l’énergie républicaine des têtes-rondes, comme l’ardeur farouche des puritains. Chez lui, les vices ou les travers de la nature humaine appartiennent tout entiers au monde moral ; ils ne servent jamais de points de ralliement à une passion, d’étiquette à un parti.

C’est aussi la justice et la pitié qu’invoquent MM. Erckmann-Chatrian ; c’est en leur nom qu’ils viennent, plus d’un demi-siècle après la chute du premier empire, rappeler les souffrances et revendiquer les droits des petits et des faibles dans ces trois phases également terribles qu’ils eurent à traverser : les luttes de la république, l’agonie de la grande armée et l’invasion étrangère ; mais les vaincus sont aussi des faibles, et ils méritent, tandis qu’ils souffrent, qu’on les assimile aux petits. En se plaçant à ce point de vue, les auteurs du Conscrit et de Waterloo se sont créé une obligation qui n’a plus rien de commun avec les rancunes ou les prétentions de la démocratie : ils se sont faits pacificateurs et justiciers. Or à quoi bon faire haïr la guerre, à quoi bon prêcher la paix entre les nations, si on n’écarte pas avec soin tout ce qui peut la retarder ou la troubler entre les divers partis et les diverses classes du même peuple ? Rien de mieux assurément que de s’intituler national, mais à la condition de ne pas oublier que la nation se compose d’élémens différens, et qu’il ne saurait y avoir ni justice absolue, ni nationalité véritable, ni paix solide, si ces élémens, au lieu de se fondre, sont maintenus dans leurs divisions et leurs méfiances.

MM. Erckmann-Chatrian croient ils avoir été fidèles à ce rôle d’apaisement, à cette pensée réparatrice ? Était-il bien nécessaire de nous montrer dans le Conscrit de 1813 je ne sais quelle grotesque famille de gentilshommes émigrés dansant au piano et se livrant aux ébats d’une gaîté folle parce qu’elle apprend le désastre et l’incendie de Moscou ? Si le fait est vrai, n’est-il pas de ceux que l’éloignement doit éteindre, comme s’é-