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honnêteté virginale. Invraisemblable peut-être, cette création n’est pas impossible ; on conçoit, sous ce baptême de feu, dans la première ivresse de cet enthousiasme populaire et militaire, une jeune fille s’attachant aux pas de ses frères, les suivant sur le champ de bataille et restant pure sous ses habits de cantinière. La moindre dissonance eût violemment rejeté Thérèse dans le domaine du mélodrame et le répertoire du Cirque-Olympique. Elle échappe à ce faux idéal de patriotisme guerrier que le langage moderne a désigné sous le nom de chauvinisme, et dont MM. Erckmann-Chatrian, malgré tous leurs efforts, n’ont pas toujours su se préserver. La grâce républicaine a été pour elle ce qu’elle fut, dans un ordre d’idées plus hautes et plus troublées, pour Charlotte Corday, — ce que la grâce divine et chevaleresque fut pour Jeanne d’Arc.

Nous insistons sur ce personnage parce que, dans la pensée des auteurs, Thérèse a certainement une signification particulière. Elle leur est apparue, avec ses grands yeux, ses cheveux noirs, la blancheur délicate de sa poitrine et de ses mains, comme une personnification de la jeune république, pure et vaillante, ne demandant qu’à rester paisible, si on ne lui disputait pas ses légitimes conquêtes. Le docteur Jacob, l’ami de la paix, ne tarde pas à s’éprendre de Thérèse, et il finit par l’épouser. Lui aussi, il traduit sous une autre forme l’idée du roman et des récits qui vont suivre, lorsqu’il dit à son neveu : « Fritzel, voilà la guerre ! Regarde et souviens-toi !… Oui, voilà la guerre !… Quand le Seigneur nous envoie la peste et la famine, au moins ce sont des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ; mais ici c’est l’homme lui-même qui décrète la misère contre ses semblables, et c’est lui qui porte au loin ses ravages sans pitié… »

Cette idée devient plus frappante et s’accentue davantage lorsqu’au lieu d’un petit village perdu dans la montagne, au lieu de souffrances qui se réduisent à quelques maisons brûlées, nous assistons, dans le Conscrit de 1813, à cette terrible campagne qui fut une véritable moisson d’hommes, marqua l’agonie de la grande armée et amena les étrangers en France, — dans le Feu Yégof, aux horreurs et aux fureurs de l’invasion, — dans Waterloo, à la crise suprême qui fit tomber l’empereur sur des monceaux de cadavres. Dans cette espèce de trilogie, les aspects se modifient et les horizons s’élargissent ; la haine de la guerre se complique d’autres sentimens qui tantôt s’unissent et tantôt se combattent : patriotique colère contre l’étranger, sourde révolte contre la raison du plus fort et l’esprit de conquête, enfin méfiance, rancune préventive contre cette affreuse réaction anti-nationale qui a fait tout le mal, et qui sans doute va profiter de ces désastres ! Les auteurs, s’ils eussent parlé en leur nom, auraient eu peine à arranger tout cela, et en exprimant une opinion individuelle ils eussent risqué de se heurter contre les opinions contraires ; mais on ne saurait se tenir en garde contre un pauvre conscrit, un jeune homme de vingt ans, apprenti horloger, qui boite légèrement de la jambe gauche, qui se croit