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UN ESSAI DE ROMAN NATIONAL.

vie, on comprendra qu’il y ait plus de charme dans la jeunesse d’un peuple et d’une victoire que dans ces heures de déclin où les illusions se dissipent, où les triomphes se paient, où un nuage sombre passe sur les visions radieuses du matin. Le village d’Anstatt, habité par les braves gens que nous voyons aux prises avec les malheurs de la guerre, — le docteur Jacob, la vieille Lisbeth, le neveu Fritzel, le Mauser, Koffel le menuisier, — est caché dans un pli des Vosges, au dehors de la frontière ; il ignore ou peut ignorer ce qui se passe en France, les atrocités qui déshonorent la république et marquent d’un fer rouge ces années néfastes. Ce qu’il subit, c’est le contre-coup des attaques et des retraites, des victoires et des revers qui s’échangent entre les Autrichiens et l’armée républicaine. Ce qu’il entrevoit, c’est cette république des camps, aussi pure, aussi héroïque que la république des clubs et des tribunaux révolutionnaires était sanguinaire et barbare. Le lieu de la scène est bien choisi, les sentimens de chaque personnage s’accordent bien avec la situation. Richter, le petit-fils d’un valet de chambre de grand seigneur, résume les vices de la domesticité aristocratique. Jacob, le Mauser, Koffel et le groupe de leurs amis représentent l’amour de la paix et cette somme d’idées démocratiques que la révolution française commençait à propager en Europe. Le narrateur est le petit Fritzel, devenu vieux, qui nous raconte son premier souvenir d’enfance. Ce choix est heureux, il fait songer à cette parole évangélique, « que la vérité est dans la bouche des enfans ; » il permet aux auteurs de nous faire deviner leur pensée au milieu d’effusions naïves, de multiplier des détails qui, gravés dans cette imagination enfantine, donnent au récit plus de précision et d’effet. L’arrivée des Français repoussés et en désordre, l’incendie des maisons, le sang répandu dans les rues, la frayeur de ces pauvres paysans réfugiés sous leurs fagots ou dans leurs caves, cette première révélation des maux que la guerre entraîne après elle, tout cela est vrai, pris sur le fait, d’un ton simple et juste, et l’ingénuité même du conteur, en nous préservant de toute déclamation, rend le tableau plus saillant. L’émotion redouble devant le corps inanimé de Thérèse, que l’on a trouvé sous un hangar, la poitrine traversée par une balle, que l’on allait jeter avec les autres cadavres dans la charrette des morts, et que le docteur Jacob rappelle à la vie. Cette scène est pathétique, et la figure de Thérèse offre ce trait remarquable, qu’elle garde dans son héroïsme la simplicité et le naturel. Cantinière d’un bataillon républicain, exaltée par toutes les passions patriotiques du moment, rien n’était plus facile que d’en faire une virago ou de tomber dans l’emphase. Les auteurs ont évité cet écueil. Thérèse est une jeune fille laborieuse et modeste, élevée pour les travaux d’aiguille ou de campagne. Les circonstances, l’enrôlement de tous les siens sous les drapeaux de la république, la mort de son père et de deux de ses frères, en ont fait fortuitement une héroïne, sans qu’elle ait rien perdu de sa droiture de cœur et de son