Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/21

Cette page n’a pas encore été corrigée
17
LE DERNIER AMOUR.

le ramener à la raison. Je l’ai pris par sa vanité, je l’ai raillé, je l’ai fâché ; rien n’y a fait. Il aime son rêve un peu plus qu’auparavant. Voilà dix ans qu’il s’en nourrit, il ne songe à gagner de l’argent que pour le dépenser dans ce travail. Il n’est pas possible de le dissuader à présent, il est trop tard. Il faut donc faire ce qu’il veut, et je viens vous dire que je ne m’y oppose plus. Ne lui dites pas cela, il serait trop fier de m’avoir vaincue, et il irait tout de suite dans ses projets au-delà de ce que nous possédons l’un et l’autre. Mettez-vous à la tête de son entreprise, puisqu’il le désire ; seulement employez votre sagesse et votre habileté à faire durer cela longtemps, dix ans, quinze ans, si c’est possible… Quand nous n’aurons plus rien, il faudra bien s’arrêter ; mais il aura vécu dix ou quinze ans heureux, et cela vaut bien la peine que je me sacrifie.

J’admirai le dévouement de MllE Morgeron, mais je crus devoir la rassurer sur les suites du chagrin de son frère. Il ne me paraissait pas possible qu’il prît la chose à cœur au point d’en mourir.

— Sachez, reprit-elle, que je crains quelque chose de pis. Il peut en devenir fou, vous ne savez pas comme il est exalté. Il n’ose pas vous le laisser voir, mais il ne dort pas depuis huit nuits, il se promène dans la chambre ou dans la campagne, il parle tout seul, il a la fièvre. Je ne veux pas de cela, vous dis-je. Quand, avec de l’argent, on peut empêcher un grand malheur et sauver la personne qu’on aime le mieux au monde, je ne comprends pas qu’on hésite.

— Vous êtes un grand cœur, lui dis-je en lui tendant la main et en serrant la sienne avec émotion. Ce que vous pensez là est bien et me réconcilie tout à fait avec vous.

— Vous m’avez crue intéressée, n’est-ce pas ? reprit-elle d’un ton d’indifférence.

— Quand on travaille comme vous avec une activité fiévreuse, c’est pour réaliser des projets d’avenir quelconque, et abandonner ces projets, c’est, pour une nature positive et sensée comme la vôtre, un sérieux sacrifice.

— Je ne sais pas si je suis sensée, mais je suis positive en effet. J’ai toujours travaillé pour le plaisir de travailler, je ne pourrais pas vivre autrement. J’aime l’ouvrage bien fait. Quant à mes projets, je n’en ai pas pour mon compte. Vous voyez que le sacrifice n’est pas grand.

— Ce que vous me dites là m’étonne, mais je n’ai ni le droit ni l’intention de vous interroger. Permettez-moi seulement de vous dire que je ne puis me prêter à votre ruine, et que je ne veux encourager la témérité de votre frère par aucun adoucissement à la