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Peut-être auraient-ils trouvé tous les deux plus de charme à cette possession morale qui excluait l’autre. Et Violante se prit à penser qu’elle serait demeurée devant les yeux de Martel comme la pure image des félicités inconnues, comme une vision idéale que rien n’aurait pu jamais obscurcir, et que sa puissance sans doute n’en aurait fait que grandir sur son cœur. Quelle douce vie toujours égale, sans frémissemens, sans alarmes ! Oui, le destin eût été trompé, moqué, abattu ; il n’aurait pas reconnu dans Martel la proie qu’il cherchait, il ne voulait point d’un Croix-de-Vie qui n’avait pas de fils. — chimère ! s’écria tout à coup Violante. Rêves insensés ! Faiblesse du désespoir qui veut refaire l’histoire du bonheur perdu ! À quoi bon s’abandonner à la pensée de ce qui pouvait être, de ce qui n’avait pas été ? que servaient tous ces songes d’or ? la réalité n’était-elle point là, impitoyable et présente ? La démence au château, et dans le sein de la jeune mère épouvantée cet enfant condamné comme ses pères !

Violante avait cessé de marcher ; elle s’adossa au tronc d’un chêne. Elle ne vit point dans la cour du château, dont elle était encore assez proche, sur le seuil de la grande porte, un groupe de serviteurs assemblés. Ils apercevaient de loin, au milieu du brouillard, les plis de cette longue mante qu’ils connaissaient, cette tournure svelte et sans pareille qu’ils admiraient vingt fois le jour, et ils se frottaient les yeux, ne sachant s’il fallait les croire. Eh quoi ! la marquise Violante dans ce flot épais de brume glacée et à cette heure !… Violante n’avait pas vu ni entendu davantage une voiture qui accourait au grand trot de l’autre bout de l’avenue. C’était celle de son père, accoutumé à se rendre à Croix-de-Vie peu après le petit lever de la douairière pour le déjeuner de famille, et qui ce jour-là faisait diligence. Il conduisait ses chevaux lui-même, il les arrêta tout court, appela sa fille, l’invitant à monter près de lui pour retourner au château ; mais Violante s’y refusa d’un geste. M. de Bochardière sauta par terre, donnant l’ordre à son valet de continuer sa route avec la voiture. Sa mauvaise humeur était aussi vive que la fantaisie de Violante de demeurer là était bizarre. Il jeta un regard de furieuse répugnance sur ce long passage d’herbe ruisselante qu’il fallait traverser pour arriver jusqu’à elle. Et pourtant il se mit en chemin. Il voulait parler en particulier à sa fille ; il n’avait point le choix du lieu ni de l’heure, et il craignait le temps perdu. — Violante, dit-il brusquement, n’auriez-vous pu imaginer une retraite plus sûre que l’abri de ce chêne pour cacher ces yeux rouges et ce visage bouleversé ? Le triste équipage où je vous vois suffirait à vous trahir.

— À me trahir, répéta-t-elle en le regardant fixement.