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courage, car vous ne l’aviez point perdu. Après ce que j’étais venu dire devant vous hier à mon maître, vous n’avez pas tremblé à ses côtés, et si vous avez pleuré, c’est qu’il s’était endormi ; mais vous êtes restée là, seule, toute la nuit, à le garder : ce n’est pas M"-^ la douairière qui aurait fait une pareille chose en son temps.

Violante avait tressailli et chancelé. — Taisez-vous, murmura-t-elle, ne me rappelez pas ce que vous avez dit hier soir,

— Aussi, continua le paysan, le cinquième Martel n’a-t-il point échappé au sort de ses pères. Le sixième n’était pas encore né.

— Il allait naître, fit Violante.

— Qui le savait ? dit Chesnel, pas même ce Martel V qui mourut alors et qui était son père ; mais cela devait arriver ainsi. Il était, décidé là-haut que ce serait la marquise Violante qui romprait le maléfice.

— Et qui sauverait le sixième Martel, n’est-ce pas ? s’écria Violante.

— Qui sauverait Croix-de-Vie pour toujours, dit Chesnel. Violante lui saisit le bras ; son cœur brisé s’élançait sur ses lèvres, elle allait tout dire à Chesnel ; mais elle réfléchit que cela était impossible, et, se couvrant le visage de ses mains, elle quitta précipitamment le serviteur opiniâtre et fidèle qui ne voulait point supposer que la fidélité pût demeurer vaine, le courage inutile et l’amour impuissant. — Qui le sait ? disait-elle comme lui en traversant les salles basses. Qui savait qu’un septième Croix-de-Vie fût déjà vivant dans le sein qui le portait ? Personne, pas même celui qui en était le père. Martel V, lorsqu’il s’était broyé la tête sur les roches de la rivière, ignorait aussi qu’il allait avoir un fils ; mais, à la fureur subite qui s’était un matin saisie de son âme, il aurait pu le deviner sans doute. Depuis cent cinquante ans, jamais un Croix-de-Vie n’était mort sans avoir créé un rejeton. Il fallait un gage d’avenir au destin.

Le matin descendait du ciel par larges ondes blanches, un linceul immense de brouillard enveloppait le château, les jardins et la forêt. Violante sortit par la grande cour et commença de suivre l’avenue. L’humidité de l’air avait, au bout de quelques minutes, pénétré ses vêtemens ; des gouttes d’eau ruisselaient sous le capuchon de sa longue mante, qu’elle tenait, pour toute coiffure, relevée au-dessus de sa tête, et ses beaux cheveux blonds decrêpés retombaient autour de son visage défait et pâli. Elle marcha rapidement d’abord. Une pensée la poursuivait, unique et implacable. — Martel ne sait pas, se disait-elle… Mais ne pressentait-il rien ? On pouvait bien lui cacher, comme jadis à son père, que le vieil arbre foudroyé de Croix-de-Vie venait encore de produire un