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de l’antechrist, qui osent dire que le Mane Thekel Phares a déjà été écrit sur les murs de l’église, que les sacremens de la loi chrétienne vont finir, que le Saint-Esprit est encore à venir. Joachim n’a-t-il pas annoncé que douze cents ans environ après l’incarnation du Christ s’élèverait de Babylone un chef nouveau, pontife de la nouvelle Jérusalem, c’est-à-dire de l’église à son troisième état ? Plus de soixante ans se sont écoulés depuis cette prédiction, et rien n’a paru[1]. Il n’est donc qu’un faux prophète.

Je sortirais du plan que je me suis tracé en suivant l’influence de l’Évangile éternel dans la deuxième moitié du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe[2]. S’il nous était donné d’écrire cette curieuse histoire, nous montrerions l’idée franciscaine et joachimite passionnant encore durant près d’un siècle une foule d’âmes enthousiastes ; nous assisterions presque à son triomphe, quand la papauté est tombée entre les mains du faible Pierre Célestin ; nous verrions le ferme successeur de ce pieux et incapable vieillard. Boniface VIII, réagir avec énergie contre les concessions de son prédécesseur, et la haine des fraticelli, inspirant les amères satires de frà Jacopone, contribuer puissamment à la réputation que ce pontife a laissée[3]. Vers le même temps, un religieux exalté, Pierre-Jean d’Olive, renouvelle dans le midi de la France les doctrines les plus révolutionnaires de Gérard de San-Donnino[4], soutenant que le renouvellement du monde est à la veille de se faire, et qu’elle s’accomplira par la règle de Saint-François observée à la lettre ; que de même que le crucifiement du Christ a ouvert une ère nouvelle, de même le moment de la stigmatisation de saint François a mis fin à l’église charnelle et a marqué le commencement d’un âge où la vie évangélique sera pleinement pratiquée ; que c’est par les vertus et les travaux des frères mineurs que s’opérera la conversion des infidèles, des Juifs, de l’église grecque, destinés à prévaloir sur l’église charnelle des Latins ; que, la règle de Saint-François étant

  1. Col. 1333-34. Dans le De periculis novissimorum temporum (p. 38), Guillaume, exprimant une pensée toute semblable, dit 55 ans, ce qui reporte la composition du De Antichristo cinq ans environ après celle du De periculis.
  2. Un des plus curieux ouvrages écrits sous l’influence de la philosophie de l’histoire de Joachim est le traité de symbolique chrétienne composé pai-Jacques de Carreto, et contenu dans le n° 124 du fonds de Saint-Germain. Je recommande ce volume singulier à quelque jeune travailleur.
  3. Voir dom Luigi Tosti, Storia di Bonifazio VIII, I, p. 183 et suiv. Les prophéties joachimites sur ce pape sont un flot de haine : « Ecco l’huomo della progenie di Scarioto….. Neronicamente regnando, tu morirai sconsolato….. Perché tanto desideri il babilonien principato ?… »
  4. Gui de Perpignan, en sa Summa de hœresibus, identifie expressément les erreurs de Joachim et celles de Pierre-Jean.