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LE DERNIER AMOUR.

Il commença d’un ton assez dégagé, presque gai, car après les grandes crises de sa vie son caractère est redevenu enjoué. Peut-être aussi ne comptait-il pas nous raconter le fond des choses, et pensait-il pouvoir supprimer les faits qu’il ne trouverait pas nécessaires à sa démonstration, 11 en jugea autrement à mesure qu’il avança dans son récit, ou bien il fut entraîné, par la force de la vérité et l’intensité du souvenir, à ne rien retrancher et même à ne rien adoucir.


Vous me demandez, dit-il en s’adressant à M. et Mme ***, ce que j’ai fait, en Suisse, de cinq ans de ma vie dont je ne vous ai jamais parlé, et qui doivent, selon vous, renfermer un mystère, quelque grand travail ou quelque vive passion. Vous ne vous trompez pas. C’est le temps de mes plus poignantes émotions et de mon plus rude travail intellectuel. C’est la crise finale et décisive de ma vie de personnalité, c’est ma plus ardente et ma plus dure expérience, c’est enfin mon dernier amour qui est enseveli dans le mutisme que j’observe h propos de ces cinq années.

Quand je quittai la France, à pied, avec soixante-trois francs pour tout avoir dans ma poche, je n’avais pas encore cinquante ans, et ma figure n’en annonçait pas quarante malgré les chagrins affreux que je vous ai racontés il y a longtemps, et sur lesquels je n’ai pas à revenir. Une vie pure, un fonds de philosophie résignée, le séjour et les occupations de la campagne m’avaient maintenu en force et en santé. Mon front n’avait pas encore une seule ride, mon teint brun avait une solidité unie, et mes yeux étaient purs comme ils le sont encore. J’ai toujours eu trop de nez pour être un joli garçon, mais j’avais une physionomie sympathique, la barbe et les cheveux noirs, l’air ouvert et un franc rire quand je réussissais à oublier mes peines. De plus j’étais fort et grand, ni gras ni maigre, sans grâce et sans beauté, mais bien planté sur mes jambes comme l’est un ancien fantassin qui est resté bon marcheur et adroit de sa personne. Enfin, tel que j’étais, sans chercher les bonnes fortunes, et même sans y songer, je voyais bien dans le regard des femmes que j’étais encore un homme, et que pendant quelques années encore je ne devais pas espérer d’être traité comme un père.

Là se fût pourtant bornée mon humble ambition. J’avais aimé ma femme malgré ses défauts ; elle m’avait toujours rendu malheureux, mais elle m’avait été fidèle ; je ne m’étais donc jamais arrogé le droit, je n’avais même jamais subi la tentation de manquer à mes devoirs de fidélité.