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aimable, de mœurs pures[1]. Nous le trouvons, dès 1248, au couvent de Provins, plongé dans la lecture des écrits de Joachim, cherchant à faire des prosélytes, troublant déjà toute la maison par ses sombres prophéties. Ghiscolo et Salimbene le soutenaient ; mais les frères de France lui faisaient une vive opposition. Vers l’an 1249, le petit cénacle joachimite de Provins fut dissous. Ghiscolo fut envoyé à Sens, Salimbene à Autun, Gérard à Paris, pour y représenter aux études de l’université la province de Sicile. Il y étudia quatre années. Ses idées durant ce temps ne firent que s’exalter, et en 1254 il publia le livre qui devait produire un si grand scandale. De nombreuses prophéties désignaient déjà l’année 1260 comme l’année critique du monde chrétien, Gérard annonça hardiment que cette année verrait l’inauguration de l’ère nouvelle. Des passages mal compris de l’Apocalypse (XI, 3 ; XII, 6 ; XX, 3 et 7) étaient censés appuyer ces étranges calculs. À vrai dire, tous les rêves des nouveaux millénaires sortaient par une exégèse arbitraire, mais conforme à l’esprit du temps, de la grande source des espérances chrétiennes, du volume écrit à Patmos.

On lit au chapitre xiv de ce livre mystérieux : « Je vis un ange qui volait au zénith, tenant à l’Évangile éternel » pour l’annoncer à ceux qui sont sur la terre, à toute nation, à toute tribu, à toute langue, à tout peuple. » L’imagination du moyen âge ne devait pas laisser ce texte dans l’oubli : on le rapprocha des oracles sibyllins, acceptés par la tradition des pères, et qui, sortis eux-mêmes de l’effervescence des anciennes sectes millénaristes, renfermaient de puissantes aspirations vers l’avenir. La corruption de l’église, bien éloignée des prédictions de l’Évangile, portait les esprits à concevoir un état imaginaire où la perfection tant de fois promise serait enfin réalisée.


« Le Père a régné 4000 ans dans l’Ancien Testament, disaient les prédicateurs de la foi nouvelle[2] ; le Fils a régné jusqu’à l’an 1200 ; alors l’Esprit de vie est sorti des deux Testamens pour faire place à « l’Évangile éternel ; » l’an 1260 verra commencer l’ère du Saint-Esprit. Le règne des laïques, correspondant à celui du Père, a duré dans l’ancienne loi ; le règne du clergé séculier, correspondant à celui du Fils, a duré dans la nouvelle ; le troisième âge sera le règne d’un ordre composé en proportions égales de laïques et de clercs[3], et spécialement voué au Saint-Esprit. Un nou-

  1. Salimbene, p. 102 et suiv., 233 et suiv.
  2. D’Argentré, op. cit., p. 163 et suiv. D’Argentré a omis le passage suivant : « Item II III. capitulo circa medium dicitur : « Opera quæ fecit Deus trinitas ab initio usque nunc sunt opera Patris (le ms. 1706 porte : Trinitatis) tantum, » et post pauca : « Et nunc tempus in quo operatus est Deus Pater est principium temporis Patris, et potest dici primus status mundi, etc. »
  3. C’était là une particularité de l’ordre de saint François, lequel admettait des laïques dans sa confraternité.