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L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

tinée à fonder un nouvel état religieux de l’humanité, triade dont Joachim ferait partie. En général, les vues de Joachim sur un troisième état devant succéder au Nouveau Testament, comme le Nouveau Testament a succédé à l’Ancien, sont très voilées et à peine indiquées[1]. La netteté qu’on prêta plus tard à sa doctrine sur ce point, ses prophéties sur l’institution des ordres mendians et sur le remplacement de la cléricature par un ordre qui devait marcher nu-pieds, la prédiction en un mot de l’Evangile éternel, tout cela fut le fait des joachimites du XIIIe siècle, lesquels, trouvant dans les idées de l’abbé de Flore sur le parallèle des deux Testamens une base commode pour leur théologie, adoptèrent ces idées et y ajoutèrent l’annonce d’une troisième révélation, dont Joachim aurait été le précurseur, saint François le messie, et dont eux-mêmes seraient les messagers.


VI. — LA DOCTRINE DE l’ÉVANGILE ÉTERNEL.

L’étude des documens confirme donc de point en point le récit de frà Salimbene. La doctrine de « l’Évangile éternel » arriva à un éclat public dans l’ordre de Saint-François sous le généralat et avec la protection plus ou moins avouée de Jean de Parme ; mais Jean de Parme n’écrivit rien sous ce titre. L’auteur du livre maudit fut Gérard de Borgo San-Donnino. Gérard et Jean de Parme eux-mêmes ne furent pas les inventeurs du système qui effraya la chrétienté en 1254. Depuis longtemps, le joachimisme avait pris racine chez les disciples ardens de saint François. Salimbene raconte[2] que, vers l’an 1240, un vieux saint abbé de l’ordre de Flore vint au couvent de Pise prier les religieux de prendre en garde les livres de Joachim que possédait son couvent. Ce couvent était situé entre Lucques et Pise, et il craignait, disait-il, de le voir pillé par Frédéric II. Les meilleurs théologiens du couvent de Pise se mirent à lire les livres apportés par le vieil abbé ; ils furent frappés des coïncidences que les prophéties de Joachim offraient avec les événemens du temps, et, laissant là la théologie, ils devinrent de fougueux joachimites. Il ne serait pas trop téméraire de supposer que les livres ainsi mystérieusement confiés aux franciscains de Pise étaient les écrits apocryphes de Joachim, tels que le commentaire sur Jérémie, lesquels furent justement composés vers ce temps[3]. L’en-

  1. Voyez cependant Concorde, l. IV, dernier chapitre, et surtout l. V, ch. 84. Il se peut que ces passages soient des interpolations de Gérard, ainsi que le passage où Joachim prédit expressément les ordres mendians.
  2. P. 101.
  3. Les adversaires des joachimites semblent se douter de la fausseté de ces écrits, les appelant prophetias hominum fantasticorum. Salimbene, p. 131.