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l’église latine, contre l’intrusion de la féodalité dans les choses sacrées, contre les mœurs corrompues et mondaines du haut clergé simoniaque. L’idée qui, trois siècles plus tard, amènera une révolution religieuse, je veux dire la profonde dissemblance de l’église du moyen âge et de l’église primitive, est déjà chez lui tout entière. La Bible et surtout les prophètes, dont il faisait sa lecture habituelle, lui révélèrent une philosophie de l’histoire qu’il appliquait sans hésiter au présent, par laquelle même il prétendait régler l’avenir. Les destinées de l’église catholique, telle que l’avait faite le cours des siècles, lui parurent toucher à leur terme. L’église grecque, disait-il parfois, est Sodome, l’église latine est Gomorrhe[1]. Il sembla croire que la doctrine du Christ n’était pas définitive, et que le règne du Saint-Esprit, obscurément promis par l’Évangile, n’était pas encore fondé.

Comme remède à la corruption du siècle, il rêva la pauvreté. Il prédit, à ce qu’on assure, l’apparition d’un ordre composé d’hommes spirituels, qui dominerait d’une mer à l’autre et jouirait de la vision du Père ; mais ce que vingt ans plus tard devait réaliser François d’Assise, Joachim ne fit que l’entrevoir. Son ordre de Flore n’acquit jamais une bien grande importance, et les doutes graves qui pesèrent après sa mort sur son orthodoxie empêchèrent l’opinion de sa sainteté de prévaloir d’une manière définitive en dehors de la Calabre. La physionomie de cet homme étrange, entourée d’une auréole de mystère, resta toutefois vivement empreinte dans le souvenir de ses contemporains. La légende s’en empara de très bonne heure. On raconta de lui d’innombrables miracles, on lui fit prédire les révolutions de l’église et des empires. L’imagination dès lors ne s’arrêta plus. Dante lui donne un brevet formel de prophète[2]. C’est encore un curieux spectacle que celui des manuscrits assez nombreux qui contiennent les prédictions attribuées à Joachim. On voit qu’ils ont été lus avec foi et anxiété. Les marges sont chargées de notes : Nota, nota, nota ! Nota bene ! Nota mirabilem prophetiam ! Au bas de la page, des chiffres et des calculs ; le lecteur inquiet a voulu supputer ses terreurs et voir si les redoutables événemens annoncés par le livre s’accompliront bientôt[3].

Joachim est d’ordinaire présenté comme l’auteur de l’Évangile éternel. Tout le moyen âge, depuis le milieu du XIIIe siècle, a cru, et les critiques modernes ont généralement admis que ce mot d’Evangile éternel fut le titre d’un livre secret, dont on essayait méchamment de substituer la doctrine à l’Évangile du Christ. Des

  1. Lettre Loquens Dominus Ezechicli, n° 58 de Saint-Germain, dernier fol. verso.
  2. Paradis, XII, 140-141.
  3. Voir par exemple le manuscrit ancien fonds latin, n° 427.