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REVUE DES DEUX MONDES.

Je ne vous dirai pas toutes les théories contradictoires qui furent soulevées et débattues à propos de ce fait éternellement insoluble : le droit moral de l’époux sur la femme adultère au point de vue légal, au point de vue social, au point de vue religieux, au point de vue philosophique ; tout fut affirmé passionnément ou remis en question avec audace sans que l’on pût s’entendre. Quelqu’un demanda en riant que l’honneur ne le contraignît pas à tuer la femme dont il ne se souciait en aucune façon, et il ajouta une proposition assez spécieuse. — Faites une loi, dit-il, qui oblige l’époux trompé à trancher publiquement la tête de sa coupable moitié, et, parmi ceux de vous qui se montrent implacables en théorie, je parie qu’il n’y aura personne à qui une pareille loi ne fasse jeter les hauts cris.

Un seul de nous n’avait pris aucune part à la discussion. C’était M. Sylvestre, un vieillard fort pauvre, fort doux, aimable optimiste au cœur sensible, au socialisme berquinisé, voisin discret, dont nous riions un peu, que nous aimions beaucoup et dont nous savions le caractère absolument respectable.

Ce vieillard a été marié, et il a eu une fille fort belle ; la femme est morte après avoir gaspillé par vanité une grande fortune. La fille a fait pis que de mourir. Après avoir tenté vainement de l’arracher au désordre, M. Sylvestre, vers l’âge de cinquante ans, lui abandonna les dernières ressources dont il disposait, afin de lui ôter tout prétexte d’indigne spéculation, sacrifice très inutile qu’elle dédaigna, mais qu’il jugea nécessaire à son propre honneur. Il partit pour la Suisse, où il ne garda de son nom que le prénom de Sylvestre et où il a passé dix ans, complètement perdu de vue par ceux qui l’avaient connu en France.

On l’a retrouvé plus tard non loin de Paris, dans un ermitage où il vivait avec une sobriété phénoménale moyennant une rente de trois cents francs, fruit de son travail et de ses économies à l’étranger. 11 s’est laissé persuader enfin de passer les hivers chez M. et Mme ***, qui le chérissent et le vénèrent particulièrement ; mais il a une telle passion pour sa solitude qu’il y retourne dès que les bourgeons paraissent aux arbres. C’est le dernier anachorète, et il passe pour athée ; mais c’est au contraire un spiritualiste obstiné qui s’est fait une religion conforme à ses instincts et une philosophie prise un peu partout. En somme, malgré l’admiration qu’on lui décerne dans la famille ***, ce n’est pas une intelligence bien lumineuse ni bien complète, mais c’est un noble et sympathique caractère qui a son côté sérieux, raisonné et arrêté.

Pressé de donner son avis et de formuler son opinion, après s’en être longtemps défendu sous prétexte qu’il était incompétent comme