Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/982

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

simples eussent dû culbuter la routine jusque dans ses derniers retranchemens ; il n’en fut pas ainsi, et le subterfuge, innocent du reste et fort ingénieux, au moyen duquel, ne pouvant la convaincre, on lui donna le change, est assez curieux. Parmi tous les alcalis exotiques qui étaient en possession de la confiance exclusive de certains consommateurs, il y en avait un, la potasse rouge d’Amérique, qui jouissait d’une faveur tout exceptionnelle. Les données scientifiques avaient peu de prise sur ces préjugés robustes, et les produits très supérieurs et plus économiques de l’industrie indigène n’étaient achetés qu’avec la plus grande répugnance, parce qu’ils forçaient à modifier les antiques recettes traditionnelles. Tout à coup on annonça quelques arrivages de ces produits tant désirés ; la provenance en paraissait bien établie, l’identité avec la potasse rouge d’Amérique incontestable ! C’était bien là le bois si connu des barils qui la portaient, les douves fortement cerclées ; c’étaient bien, une fois le baril ouvert, les mêmes gros fragmens anguleux, compactes et rougeâtres, trahissant l’origine du produit par la saveur caustique particulière qu’un très léger contact laissait au bout de la langue. Ces prétendues potasses d’Amérique, immédiatement achetées avec hausse et utilisées dans les usines, se comportèrent en effet, dans tous les usages auxquels on les employa, comme de la potasse rouge d’Amérique d’excellente qualité. A partir de ce moment, les arrivages se succédèrent régulièrement, toujours accueillis de même ; pas une plainte ne se manifesta. Ces potasses d’Amérique n’étaient cependant pas des potasses, et n’étaient pas davantage américaines ; elles étaient fabriquées près de Paris, dans une usine de Vaugirard, avec de la soude artificielle française, marquant 75 degrés à l’aréomètre Beaumé. On avait commencé par affaiblir cette soude de 75 à 55 ou 60 degrés, pour la ramener au degré alcalimétrique de la potasse rouge d’Amérique, en la mélangeant avec un sel neutre inerte, du sel marin. La couleur était due à l’addition d’un sulfate de cuivre, qui avait produit un précipité rouge de protoxyde de cuivre ; on avait obtenu l’aspect anguleux des fragmens en fondant la matière et en la cassant après l’avoir laissé refroidir dans des marmites de fonte. Voilà comment la conciliation s’était faite. Le produit avait du reste la même force alcalimétrique et présentait les mêmes qualités que les potasses rouges d’Amérique les plus estimées. Seulement les consommateurs entêtés qui avaient forcé un manufacturier à déployer tant d’imagination pour leur vendre de la soude française au lieu de potasse américaine payaient avec bonheur de 120 à 140 francs un produit qui, d’après sa teneur alcaline, valait alors de 75 à 80 francs, et dont cette série de manipulations élevait bien inutilement le prix.