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son chant et de la douceur de la nuit, ému jusqu’au fond de l’âme par ce spectacle de jeunesse, de fraîcheur et de bonheur, j’oubliai complètement ma compagne de voyage ; j’oubliai par quelle mystérieuse aventure je pénétrais les secrets d’une existence si éloignée et si étrangère…

Je voulais monter sur la fenêtre et parler…

Tout mon corps trembla d’une commotion violente, comme si j’avais touché une bouteille de Leyde. En dépit de sa transparence, le visage d’Ellice était devenu sombre et menaçant. Dans ses yeux démesurément ouverts brûlait une expression de profonde malignité.

— Partons ! dit-elle brusquement. Et de nouveau le vent, le bruit, l’étourdissement… Au lieu du cri des légions, ce fut la dernière note élevée de la chanteuse qui longtemps vibra dans mes oreilles.

Nous nous arrêtâmes, mais cette note élevée, cette même note résonnait toujours, bien que je sentisse un autre air et d’autres émanations. Une fraîcheur fortifiante m’arrivait comme d’une grande rivière, avec des senteurs de foin, de chanvre, de fumée. À cette note longtemps soutenue succéda une autre note, puis une troisième, mais d’un caractère si prononcé, avec des modulations de moi si connues, que je me dis à l’instant : Voilà un chanteur russe, un air russe ! Et en même temps tous les objets autour de moi m’apparurent distinctement.


XV

Nous étions sur la rive d’un grand fleuve. A gauche s’étendaient à perte de vue des prairies fauchées avec des meules énormes ; à droite, également à perte de vue, on distinguait la surface de l’eau. Près du rivage, de longues barques se balançaient doucement sur leurs ancres, agitant leurs mâts élancés comme des doigts qui font un signal. Dans une de ces barques, d’où partaient les chants, brillait un petit feu dont la lueur se reflétait en longues raies rouges et tremblotantes sur les flots de la rivière. Partout et sur le fleuve et dans la campagne scintillaient d’autres feux. Étaient-ils loin de nous ou rapprochés ? La vue ne pouvait s’en rendre compte. Tantôt ils s’éteignaient brusquement, tantôt on les voyait jaillir en jetant un vif éclat. D’innombrables grillons criaient incessamment dans l’herbe, non moins acharnés que les grenouilles des marais pontins. Le ciel était sans nuages, mais bas et sombre, et de temps en temps des oiseaux invisibles poussaient des cris plaintifs.

— Ne sommes-nous pas en Russie ? demandai-je à mon guide.