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— Ici ! continua Ellice en étendant la main, ici ! Prononce à haute voix, trois fois de suite, le nom d’un grand Romain.

— Qu’arrivera-t-il ?

— Tu verras.

— Je réfléchis un instant. — Divus Caïus Julius Cæsar ! m’écriai-je. — Divus Caïus Julius Cæsar ! répétai-je en prolongeant le son. — Cæsar !…


XIII

Les derniers éclats de ma voix retentissaient encore, quand j’entendis,… mais je désespère d’écrire ce que j’éprouvai. — D’abord ce fut un bruit confus, à peine perceptible pour l’oreille et sans cesse répété, de trompettes et de battemens de mains. Il me semblait que quelque part dans un éloignement prodigieux, ou dans un abîme sans fond, s’agitait une foule innombrable : elle s’élevait, elle montait en flots pressés, toujours poussant des cris, mais de ces cris étouffés, tels qu’ils s’échappent de la poitrine dans ces rêves accablans qu’on croit durer des siècles ; puis l’air se troubla et s’assombrit au-dessus de la ruine. Alors commencèrent à sortir, à défiler des ombres, des myriades d’ombres, des millions de formes, les unes s’arrondissant en casques, les autres se projetant comme des piques. Les rayons de la lune se divisaient en d’innombrables étincelles bleues sur ces piques et ces casques, et toute cette armée, toute cette multitude se pressait, s’approchait de plus en plus, grandissait… On la sentait animée d’une indicible énergie, capable de soulever le monde. Pas une forme cependant n’était distincte… Soudain un mouvement étrange agite toute cette foule : ses flots s’écartent, se retirent. Cæsar ! Cæsar venit ! répètent mille voix confuses, semblables au frémissement des feuilles dans une forêt où s’abat l’ouragan. Un coup sourd retentit, et une tête pâle, sévère, ceinte d’une couronne de lauriers aux feuilles étalées, la tête de l’imperator, sortit lentement de la ruine.

Non, il n’y a pas de mots dans une langue humaine pour exprimer l’épouvante qui s’empara de moi. Je me dis que si cette tête ouvrait les yeux, si ces lèvres se desserraient, j’allais mourir à l’instant. — Ellice, m’écriai-je, je ne veux pas, je ne puis pas !… Ote-moi de Rome, de cette terrible Rome ! Partons !

— Cœur faible ! murmura-t-elle, et nous reprîmes notre essor. Derrière moi, j’entendis un bruit de fer et le cri immense cette fois des légions romaines ; puis tout devint sombre.