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même genre d’opposition qu’essuya Jésus de la part des pharisiens, des scribes et des prêtres de la Judée ; il ne fait guère de prosélytes que parmi les classes inférieures, tandis que les disciples de Confucius, les magistrats et les savans l’accueillent avec le froid dédain du scepticisme ou avec une approbation railleuse. « Très bonne doctrine, s’écriait un mandarin après avoir entendu des missionnaires lire au peuple quelques pages de l’Évangile, excellente doctrine en vérité, tout à fait semblable à celle de nos livres ! »

Le Céleste-Empire présente l’étonnant spectacle d’un peuple plus ou moins athée au milieu de la multitude des dieux. Les Chinois ont-ils une religion ? Ceux qui ont vécu dans le pays en doutent encore[1]. A première vue, leur culte public semble être une des formes de l’idolâtrie ; mais ils se soucient bien des idoles ! On fait si bon marché de ces pauvres dieux qu’ils sont quelquefois vendus par leur prêtre ainsi que le temple où ils habitent[2]. Le culte des ancêtres et des génies de la terre exerce, il est vrai, plus d’empire sur les consciences, des bosquets d’arbres funéraires consacrent le souvenir des morts ; mais là n’est point l’obstacle aux progrès du christianisme. Cet obstacle, il faut le chercher dans ce que Lamennais appelait chez nous l’indifférence en matière de religion. Les Chinois ne tiennent point à leurs divinités, mais ils tiennent encore moins à changer leurs livres pour l’Évangile. « Notre religion peut bien être fausse, répondent-ils aux missionnaires anglais ; c’est du moins un usage de notre nation, et il remonte à une haute antiquité. Nos idoles peuvent bien être ce que vous dites, du bois ou de la boue, nos dieux les fantômes des morts ; mais qu’importe ? En religion, l’existence objective a peu de valeur ; c’est le mode subjectif qui est la grande chose. Pourquoi abandonnerions-nous les fictions de notre pays, si peu qu’elles soient, pour des mythes étrangers ? Effacez de vos livres le nom de Jésus, ou du moins son titre de fils de Dieu) et nous les lirons. » C’est en effet dans la morale bien plus que dans des cérémonies extérieures auxquelles on a cessé de croire que les Chinois instruits cherchent des armes contre les dogmes de la jeune Europe. Et pourtant qu’on ne s’y trompe point : le culte national n’a rien perdu de son ancien éclat matériel. Quelle triste figure fait le

  1. Près de Bristol, dans la charmante propriété de Hollywood, réside un des Anglais qui connaissent le mieux la Chine. Sir John Francis Davis a été ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne dans le Céleste-Empire et gouverneur en chef de la colonie de Hong-kong. Il a écrit sur le pays un des meilleurs livres qui existent, et pourtant, quand je demandai un jour au baronnet si les Chinois croient à l’existence d’un Dieu, il fut embarrassé pour me répondre.
  2. A Nankin, le nouvel hôpital des missionnaires est un ancien temple qui leur fut livré avec les images pour une somme d’argent par le prêtre bouddhiste.