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dans un champ, de se demander s’il faut en attribuer la croissance au terrain, au climat ou à la culture. Si une tige de coquelicot ou de folle-avoine a un sens pour l’agriculteur, pourquoi certaines œuvres n’en auraient-elles pas un pour la critique ?

Ce sens, il n’est, hélas ! que trop facile à trouver. Ces œuvres sont l’expression quintessenciée et sophistiquée de la curiosité ; la curiosité est un des symptômes frivoles du matérialisme qui s’infiltre peu à peu dans la société, dans les mœurs, dans les lettres, et tend de plus en plus à remplacer l’idéal. Elle est la ciselure de cette arme, l’objet d’art de cet arsenal. À ce point de vue, la question se généralise et l’horizon s’agrandit. Si une pareille littérature arrivait à prévaloir, les conséquences en seraient assez fâcheuses pour justifier ceux qui, observant un symptôme, s’en emparent et expriment d’avance leurs appréhensions. La supériorité s’accuse de deux façons, tantôt indulgente pour des défauts qui ressemblent à l’exagération de ses qualités, tantôt entraînée vers un excès contraire et affectant de dédaigner ou même d’ignorer des ouvrages dont il faudrait s’inquiéter. Enfin, comme les affamés d’idéal ne peuvent pas tous abdiquer ou disparaître pour le bon plaisir des curieux et des réalistes, ils cherchent loin, bien loin, leur indemnité et leur pâture ; comme toutes les minorités vaincues, ils s’exagèrent et s’exaltent. Le spiritualisme se fait mystique : il se répand en effusions touchantes ; il se formule dans des ouvrages qui émeuvent, que l’on admire quand on songe aux belles âmes qui les ont inspirés ou écrits, mais qui mèneraient peut-être vers des pentes bien glissantes ou laisseraient en chemin la plupart de ceux qui essaieraient de les suivre. Ainsi s’élargissent les séparations entre les divers membres de la grande famille littéraire, qu’il serait absurde sans doute de forcer à marcher côte à côte, mais qui devraient au moins ne pas placer entre eux l’infini, rester à des distances raisonnables, à portée du regard et de la voix. Ainsi s’effacent ces entre-deux, si utiles, si nécessaires pour plaider la cause du véritable esprit français contre ceux qui veulent l’exalter trop ou le trop abaisser, — pour défendre les intérêts de la vraie langue française contre ceux qui la mettent à la diète ou à la torture. On le voit, il s’agit de choses graves ; sommes-nous assez loin de MM. de Goncourt ? Ne leur adresserons-nous pas, en finissant, une remontrance et un conseil ? Hélas ! si nous leur disions que pour guérir ils devraient rompre avec la curiosité, adorer ce qu’ils brûlent, brûler ce qu’ils adorent, sacrifier les sensations aux idées, ils nous répondraient, nous en sommes sûrs, qu’ils aiment mieux rester malades.


F. DE LAGENEVAIS.