Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/800

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

haut et si l’on entre dans le vrai monde des idées. Là encore ils sacrifient l’histoire à l’anecdote. En l’honneur des inutiles, des exotiques, des excessifs, — l’abbé Galiani par exemple, Diderot ou Rivarol, — ils dédaignent ou rapetissent ce que l’esprit de ce siècle eut vraiment de supérieur et de fécond, ce qui lui donna la plus grande influence que l’esprit ait jamais eue sur les destinées du monde. On avoue, ou peu s’en faut, que Mme de Sévigné, Racine, Molière et peut-être La Fontaine n’existent pas pour eux : se risquerait-on beaucoup en affirmant que Gil Blas, les Lettres persanes et Zadig n’existent pas davantage ?

Nous lisons dans le volume : « Voltaire est immortel ; Diderot n’est que célèbre. Pourquoi ? Voltaire a enterré le poème épique, le conte, le petit vers et la tragédie ; Diderot a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d’art… » Qu’est-ce à dire ? S’il était vrai que Voltaire eût enterré le conte et le petit vers, ou, en d’autres termes, que notre génération fût insensible au Pauvre Diable, à Memnon, à Zadig, à Mme Gertrude, et en revanche admirât les drames de Diderot, des prodiges de bouffissure et d’ennui, il faudrait désespérer du goût et de l’esprit français. Quant aux tragédies de Voltaire, nous n’avons nulle envie de les ressusciter ; mortes comme œuvres d’art, elles vivent dans l’ensemble de ce règne intellectuel ; elles comptent, avec tout le reste, dans cette souveraineté de l’esprit que rien n’égala et qui dure encore. Les fougueuses beautés du Neveu de Rameau ou des Salons de Diderot peuvent ravir quelques raffinés qui voudraient bien s’y reconnaître ; mais si le génie du XVIIIe siècle n’avait rien produit de plus, au lieu d’être une puissance, il n’aurait été qu’une curiosité. Ceci explique les préférences de MM. de Goncourt. Sérieusement, lorsqu’on en est là, nous disons hardiment qu’on manque d’un sens, qu’on est muré du côté d’en haut, du côté d’où s’éclairent l’imagination et l’intelligence. Fût-on maître et arbitre consommé en fait de pâte tendre, de gravures, de préciosités et de bric-à-brac, nous répétons que l’on ne connaît pas ou que l’on connaît mal son XVIIIe siècle.

Mais à notre tour que faisons-nous ? Nous voilà réfutant des idées en présence d’un système qui les exclut, d’une maladie qui les affaiblit au point d’en faire les très humbles servantes des sensations les plus bizarres et des fantaisies les plus folles ! Est-il bien généreux de troubler MM. de Goncourt dans la possession de ce petit monde qu’on dirait peint sur porcelaine de Chine, où ils trouvent le contentement de leurs goûts les plus chers, et d’où ils ne pourraient peut-être sortir sans risquer de se voir fort dépourvus ? — Vous autres Français, nous disait un jour un spirituel Genevois, restez catholiques, car si vous ne l’étiez pas, vous ne seriez rien. — Restez hérétiques, dirions-nous volontiers aux auteurs d’Idées et sensations, car, si vous ne l’étiez pas, je ne vois pas trop ce que vous seriez. On peut donc mettre MM. de Goncourt hors du débat ; mais il est permis, quand un phénomène se produit en littérature, de remonter du détail à l’ensemble et de l’effet à la cause ; il est permis, quand des plantes parasites poussent