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MM. de Goncourt aurait été proscrit au nom de Melpomène outragée et pour l’honneur de la maison de Racine ou de Molière. Racine dans certaine scène des Plaideurs, Molière dans M. de Pourceaugnac et le Malade imaginaire, ont suffisamment prouvé qu’ils n’avaient pas de pruderie, et quiconque aurait seulement hérité d’une parcelle de leur génie a d’avance le droit de s’autoriser de leurs hardiesses. Ce qui a perdu, tué et enterré Henriette Maréchal, c’est l’irritant contraste de la vulgarité des résultats avec l’énormité des prétentions. Rien de moins original que cette originalité tapageuse qui, pour ameuter les passans, cassait les vitres de fenêtres ouvertes. On avait voulu d’abord nous étonner, puis nous faire rire, puis nous faire pleurer, et il se trouvait que l’étonnement avait été prévenu par Gavarni, que la gaîté était glaciale et funèbre, que le pathétique tombait dans l’ornière du mélodrame. Dans ces équipées de la fantaisie, il n’y a pas de milieu : il faut être charmant ou l’on est intolérable. Quand on se mêle de débrailler l’esprit français et de le lancer en plein carnaval, on ne devrait pas le traiter comme ce pauvre Pierrot du tableau de M. Gérôme, qui s’affaisse, blessé à mort, sur un tas de neige. On ne devrait pas oublier que cet esprit-là, leste, naturel, joyeux, pimpant, primesautier, se soucie peu de travailler ses bons mots à domicile et de passer ses folies à l’alambic. Infortuné M. Prudhomme ! il a bon dos, quand il plaît à la vanité littéraire de le charger du poids de ses péchés et de s’en prendre à lui de ses blessures. On écrit une mauvaise pièce, on est sifflé : haro sur M. Prudhomme, qui dirige la cabale comme il la dirigeait en 1830 contre les drames de Victor Hugo ! Non, les philistins ne sont pas tous où on s’obstine à les voir, et, s’il fallait être là-dessus de l’avis des auteurs siffles, nous dirions : Tant pis pour la fantaisie quand elle est plus froide et plus lourde que le bon sens !

En publiant Idées et sensations, nos martyrs de la cabale ont sans doute cherché une revanche : l’air vif du théâtre ne convenait évidemment pas au tempérament de ces délicats. Rentrer dans un petit cercle d’amis et du fond de cette consolante retraite offrir aux curieux un régal de gourmets, une collation de friandises rares présentées dans un service complet de Saxe, de Chine et de vieux sèvres, le calcul n’était pas malhabile, et les auteurs, durement avertis, revenaient à leur spécialité. Ils renonçaient au grand soleil pour la lampe à abat-jour. On pouvait croire que cette douce lumière allait n’éclairer que des choses exquises, ne faire scintiller que des diamans et des perles. Ici les exigences étaient d’autant plus légitimes que notre langue a produit en ce genre des chefs-d’œuvre d’ingéniosité, de finesse, de profondeur et de grâce, et que, s’il est permis de tomber à plat sur un théâtre où les auteurs les plus renommés ont eu de lourdes chutes, il est défendu d’être médiocre dans le pays et dans le genre de La Rochefoucauld et de La Bruyère, de Vauvenargues et de Joubert.

Idées et sensations, soit : tel est le titre du volume, et il suffit de