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tel critique jusqu’à tel nom ou telle pièce en vogue sur nos théâtres, depuis les imaginations du roman jusqu’aux, caprices des salons et de la mode. Elle a dit le dernier mot d’œuvres jadis entreprises sous une inspiration plus élevée ; elle a teint de ses couleurs la maturité ou la vieillesse d’écrivains autrefois avides d’une science de meilleur aloi ou dominés par une pensée plus haute. Le roman moderne est son tributaire ; elle a été, à l’état d’hallucination ou de manie, une des muses familières de Balzac. Quelle est la personnification, sinon la plus forte, au moins la plus remuante et la plus actuelle du théâtre contemporain ? M. Victorien Sardou, une curiosité vivante, la curiosité faite auteur dramatique ; curiosité de médium fort en mathématiques, fantaisies d’Edgar Poë toisées par un ingénieur, poupées de spirite habillées par une couturière à la mode ! Parlerons-nous du paysage à la plume, de cette prose descriptive qui tient une si grande place dans notre littérature ? La curiosité y est chez soi, et souvent elle en abuse. Ce qui n’était d’abord qu’un sentiment plus familier et plus vrai de la nature, une faculté de voir et de décrire inconnue de nos devanciers, une sorte d’intuition pittoresque ajoutant un sens nouveau à la poésie et à la prose, elle l’exagère jusqu’à ce que le style change de nom et devienne de la couleur, jusqu’à ce que la prose change de procédé et devienne de la peinture.

Mais enfin tous ces malades, plus ou moins atteints de l’influenza, historiens et poètes vieillis, romanciers défunts ou vivans, auteurs dramatiques, prosateurs paysagistes et pittoresques, ont racheté ou rachètent le tribut payé à l’épidémie régnante par des œuvres que l’on n’oublie pas, par des qualités que l’on ne peut méconnaître. Ils ont eu leurs années robustes et fécondes avant leurs saisons malsaines ; plusieurs gardent encore dans la recherche ou l’empâtement des couleurs la ligne savante, la verve puissante, la pureté ou la grandeur des contours ; quand viendra l’heure du triage, on ne pourra pas dire que la curiosité leur a tout donné et qu’elle leur reprend tout.

Sont-ce là tous les effets de la curiosité dans les rapports de nos mœurs avec la littérature et l’art ? Non, il en est un autre qui tient au même principe et se produit sous des formes innombrables : du moment que l’on ne met plus le mot au service d’une idée et l’idée au service d’une cause, du moment que l’on n’écrit plus pour convaincre, que l’on ne s’adresse plus à l’âme, à la conscience, à l’esprit, les conditions de publicité, les moyens d’attirer l’attention, ne sont plus les mêmes. La curiosité a des appétits de minotaure, des caprices de sultan, des fantaisies de libertin blasé. Ce qui lui suffit ce matin ne lui suffira plus ce soir, ce qui la réveille aujourd’hui l’endormira demain. Il faut à tout moment la solliciter, l’importuner, la surexciter par un habile crescendo d’amorces et de friandises ; il faut le great attraction des Américains et des Anglais. Ces attractions sont de deux sortes : d’abord la prétention, la recherche, la surcharge, le raffinement, ou, pour parler la langue de ceux que nous discutons, le