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grandes puissances, qui avait été détruite par cette lutte sanglante, parut se rétablir plus cordiale que jamais, et on put croire que le concours de tous était acquis à la cause du progrès. Un souffle généreux avait dirigé les délibérations du congrès de Paris ; mais ce ne fut que pour un moment. La froideur se mit bientôt entre la France et l’Angleterre. D’autres dissidences éclatèrent entre les états les plus influens. La doctrine de l’isolement devint à la mode. L’Angleterre, en se désintéressant totalement des affaires du continent, y a contribué pour une bonne part.

Envisagée dans son principe, la sainte-alliance répondait à un besoin réel, impérieux même, des esprits, celui de maintenir un lien visible entre des nations d’une même famille, adorant le même Dieu, ayant les mêmes mœurs, professant les mêmes idées, cultivant les mêmes sciences par les mêmes méthodes et se livrant aux mêmes arts, aux mêmes procédés, et d’ouvrir pour ces nations un aréopage auquel le faible pût recourir contre les entreprises du fort. Dans son principe même néanmoins, elle soulevait une objection que saisirent aussitôt les amis de la liberté, parce qu’on leur en donna lieu. Si parmi les peuples chrétiens une autorité positive était constituée, ce serait la monarchie universelle, qui est la proche parente du despotisme universel. La critique du principe de la sainte-alliance que nous venons d’exprimer était particulièrement fondée à l’époque où cette organisation vit le jour. La voix des peuples était étouffée, leurs penchans et leurs vœux n’étaient comptés pour rien. Si l’institution avait jeté des racines profondes dans le sol de l’Europe, celle-ci eût été à la merci de deux ou trois personnages, têtes couronnées ou ministres, qui auraient tenté d’immoler la liberté politique, car à leurs yeux le libéralisme était le mal absolu, une invention de Satan ; mais le sol européen se refusa à cette acclimatation d’un despotisme systématique, comme il l’avait repoussé du temps de Philippe II et de Louis XIV. Quand même cette monarchie semblerait avoir plusieurs têtes, du moment que ces têtes seraient d’accord ou ployées sous une domination, il en naîtrait un grand péril : la liberté même de l’esprit humain serait compromise. Elle courrait le risque d’être étouffée sous cette consolidation de la chrétienté, ainsi que la fable raconte que Jupiter, pour se défaire des Titans, les ensevelit sous ses montagnes. Ce n’est point sans dessein que je prends ce terme de comparaison. Il y a de la nature des Titans dans l’esprit humain. Il est audacieux, il a besoin qu’on le laisse aller à l’escalade de toute chose, même de ce que les hommes auraient été accoutumés à respecter. La destinée de l’homme ici-bas réclame et le progrès des sociétés exige que l’esprit humain soit libre, quelques inconvéniens que cette liberté puisse entraîner. Et si l’esprit humain doit être libre, il faut, pour que cette liberté