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aux armes à moins d’avoir les motifs les plus pressans, leur indépendance à garantir, leur honneur à sauver d’une atteinte profonde, leur territoire à protéger contre un envahissement ?

Il est à noter que les classes qui, dans la société européenne, représentent plus directement la démocratie donnent de toutes parts leur adhésion aux idées de progrès par la paix. Ces mêmes classes avaient jusque-là montré un patriotisme admirable de générosité, mais ardent et ombrageux. En s’éclairant, elles en ont adouci les aspérités et tempéré les emportemens. Plus que les classes moyennes, elles sont résolues à ne supporter de l’étranger aucune injure, et à rendre violence pour violence. Elles sont donc communément plus empressées à mettre leur sang et leur dernier écu à la disposition de la patrie dans le cas d’un péril à surmonter, d’une offense à repousser et à venger. En France, s’il le fallait, il n’y aurait qu’à frapper du pied la terre, pour en faire sortir une armée innombrable et dévouée d’ouvriers et de paysans qui se précipiteraient à la frontière, comme la France entière le fit au temps de Valmy, de Jemmapes et de Fleurus ; mais de nos jours et dans ces derniers temps l’ouvrier et le paysan ont dépouillé l’humeur agressive contre l’étranger. La guerre ne serait acceptée d’eux que si l’honneur national le commandait hautement. L’ouvrier et le paysan n’admettent plus qu’on les considère comme de la chair à canon, et qu’un gouvernement ambitieux ait le droit de les envoyer à la boucherie pour l’accomplissement de ses projets. Ce n’est pas eux qui diraient : Morituri te salulant, à moins que le salut de la patrie ou sa dignité n’exigeât, qu’ils lui fissent tous les grands sacrifices. Toute l’Europe occidentale en est là aujourd’hui. L’ouvrier et le paysan y apprécient la paix, la bénissent comme l’instrument de leur progrès, comme le palladium des libertés nationales qui sont leurs garanties, comme le génie bienfaisant sous les auspices duquel ils arriveront, moyennant d’énergiques efforts, à avoir leur part de tous les bienfaits moraux et matériels de la civilisation. D’ailleurs ils n’ignorent pas que plus que personne ils supportent le fardeau de la guerre. On n’a pas pris suffisamment la peine de les familiariser avec l’histoire ; parmi eux cependant s’est perpétuée la tradition de l’épuisement et de la misère affreuse où les guerres de Louis XIV avaient réduit leurs pères. L’ouvrier et le paysan de nos jours ont assez vu et assez réfléchi pour savoir que la guerre, outre qu’elle leur prend leurs fils pour les immoler, tarit, en s’appropriant les capitaux pour les dévorer, la source du travail, dont ils subsistent, et celle de la prospérité publique, qui fait leur bien-être, et détruit la matière première des améliorations publiques, dont l’espoir les soutient et les anime. A leurs yeux, la guerre est