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et suivie. C’était un événement bien insignifiant en comparaison de tant d’autres plus mémorables auxquels ils avaient été mêlés depuis cette époque déjà lointaine ; mais tel avait été l’ascendant qu’exerçait sur leur jeunesse la nature aimante et puissante de M. de Serre, tel le regret que leur avait laissé la perte de son affection, que rien n’était venu effacer dans leur cœur la vivacité douloureuse de ce souvenir. Ils en parlaient après trente ans comme d’un fait de la veille. Chez quelques-uns, là blessure était encore envenimée : chez aucun, elle n’était cicatrisée.

Au fond, le différend qui sépara ce jour-là des hommes si bien faits pour s’entendre était moins personnel et plus grave qu’ils ne supposaient. On dit que les événemens que l’avenir recèle projettent leur ombre en avant. Ce fut un fantôme de ce genre qui apparut un jour dans le cénacle où M. de Serre se retirait souvent avec ses amis pour s’entretenir des destinées de la France : le fantôme d’une révolution nouvelle qui s’approchait pour mettre à néant leurs rêves de concorde et creuser un abîme, cette fois peut-être infranchissable, entre les deux causes qu’ils s’étaient efforcés de tenir unies. Advenant ce nouveau divorce entre la dynastie et la liberté, quelle voie leur cœur et leur conscience leur commandaient-ils de prendre ? Ce fut la question que chacun se posa tout bas, sans communiquer son doute à son voisin. Chez tous, sauf un seul, une voix intérieure s’éleva pour jurer que rien ne les séparerait de la liberté et de la France. Je ne dirai pas que M. de Serre fit le choix contraire, mais il n’admit pas l’alternative, convaincu que royauté, France et liberté, ces trois choses étaient inséparables, que le coup qui atteindrait l’une les blesserait toutes mortellement, et qu’à tout événement la seule fin digne de lui était de s’ensevelir avec elles.

Dieu lui épargna cette épreuve suprême : il ne vit pas la chute définitive de ses espérances. Sa santé, brisée par tant de secousses, ne put résister à de cruels dégoûts dont l’abreuvèrent les nouveaux alliés qui l’avaient accepté pour instrument et non pour chef. Il dut aller chercher d’abord le repos, puis la mort, sur une rive lointaine, dans un exil à peine déguisé du nom d’ambassade. Une dernière amertume était réservée à son agonie. Au moment où un mal engendré par le chagrin dévorait déjà ses veines, en France le parlement était dissous, et de nouvelles élections générales avaient lieu. Le grand homme de bien qui avait un jour espéré de concilier tous les partis, oublié maintenant des uns, repoussé des autres, méconnu de tous, ne vit son nom sortir d’aucune urne électorale. Il mourut en se croyant répudié par sa patrie.

Qu’une justice tardive vienne aujourd’hui consoler sa mémoire ! Nous surtout à qui la liberté est chère et qui avons éprouvé combien sont rares ceux qui l’aiment jusqu’à souffrir un peu pour elle,