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côté des autres, je ne doute pas qu’il ne devienne un maître à son tour et qu’il ne trouve de grandes récompenses au bout de la voie où il entre aujourd’hui.

C’est la force de la conception et non point l’adresse de la main qui fait les vrais artistes ; je ne saurais trop le répéter tout en reconnaissant que l’une est plus difficile à posséder que l’autre. Malheureusement la tendance générale aujourd’hui est vers l’habileté matérielle, et c’est peut-être à cause de cela que la Cléopâtre de M. Gérôme n’obtient pas tout le succès qu’elle mérite. Comme dans ce gracieux tableau on ne trouve pas certains empâtemens qui font pâmer les faux connaisseurs, comme il n’offre aucun de ces tons violens qui semblent maintenant le nec plus ultra de l’art, on prétend que M. Gérôme baisse et que sa toile ne vaut pas celles qu’il nous a montrées jadis. J’avoue que je suis d’un avis diamétralement opposé et que je trouve Cléopâtre supérieure sous tous les rapports à ces douteuses Phryné, à ces Louis XIV étriqués que nous avons vus aux dernières expositions. Il est cependant une circonstance atténuante qui excuse sans la justifier l’erreur où le public se laisse entraîner. Le tableau n’a pas été verni, ce qui est fort sage, car il faut qu’une peinture ait séché au moins un an avant qu’on puisse la vernir sans danger, mais l’inconvénient n’en est pas moins réel ; les embus ont dévoré les glacis, aplati les contours, rendu les fonds indécis et donné à toute la composition un aspect noirâtre et terne qu’un simple coup d’éponge mouillée ferait disparaître. La coloration se montrerait alors ce qu’elle doit être, blonde et très fine. Cléopâtre, déjà fort sûre d’elle-même, quoiqu’elle n’eût alors que quinze ans et voulant obéir à un avis secret de César, se fit entourer d’un paquet de hardes ou d’un tapis, et fut ainsi portée, toute petite et mignonne, jusque dans le cabinet que « le chauve adultère » occupait au palais d’Alexandrie. « Ce fut la première emorche, à ce que l’on dit, qui attira César à l’aimer, dit Amyot traduisant Plutarque, pource que cette ruse luy fit appercevoir qu’elle estoit femme de gentil esprit. » César et ses serviteurs travaillent au fond de la pièce, et au premier plan apparaît Cléopâtre qu’un esclave nubien vient de découvrir en développant les tapis qui la couvraient. M. Gérôme a voulu faire ressortir la blancheur de la carnation de Cléopâtre en mettant auprès d’elle comme repoussoir la peau bronzée d’un fellah des bords du Nil. Certes ce fellah est fort beau, d’un excellent dessin, d’une expression vraie, d’une bonne facture et d’une pose très naturelle, mais puisque M. Gérôme invoquait Plutarque, il aurait pu le suivre jusqu’au bout et se rappeler qu’Apollodore, qui apporta Cléopâtre jusque dans l’appartement de César, était un Sicilien. La peau brune et presque dorée, les cheveux fortement bouclés des habitans de la vieille Trinacria,