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se gourmait devant les toiles de Delacroix, on se disputait devant les tableaux anecdotiques de Paul Delaroche ; les classiques et les romantiques, les élèves de David et ceux de Géricault se retrouvaient face à face avec leurs œuvres, qui continuaient la bataille, et le public, souverain juge, était appelé à décider entre eux. Au milieu de ces deux partis se glissaient les luminaristes comme M. Diaz, qui depuis…, et les naturalistes hésitans, qui n’avaient pas encore reconnu Troyon pour leur maître. Les portraits mêmes offraient un intérêt réel lorsqu’ils étaient peints par Flandrin ou par Guignet. Cette époque déjà lointaine était moins prodigue pour les artistes, mais elle était plus féconde pour l’art ; on s’en occupait, on l’aimait, on le discutait. Pour cela comme pour tant d’autres choses, nous pourrions dire : C’était le bon temps. Aujourd’hui nous n’en sommes plus là. On va au Salon parce qu’il faut voir un peu de tout. On s’entasse devant des tableaux d’une médiocrité désespérante, auxquels on a fait les honneurs du salon carré parce qu’ils représentent quelques personnages de l’histoire moderne ; s’il y a par hasard des portraits de femmes connues dans un monde dont il sied de ne pas parler, on s’en informe, on y court, on les regarde, on les commente. Curiosité et dépravation du côté du public, dédain pour les choses de l’esprit et matérialisme exagéré du côté des artistes, qu’espérer de bon avec de si tristes élémens ?

Jamais cependant on n’a plus encouragé les artistes que maintenant[1] ; mais ce qui leur manque, c’est le souffle, ce souffle vivifiant qui sort naturellement de certaines institutions d’un pays ; ce n’est pas eux seulement qui en sont privés, ce sont tous ceux qui pour produire ont besoin de sentir s’agiter en eux-mêmes un esprit librement fécondé. C’est la pureté des atmosphères qui fait l’activité du sang. L’homme ne vit pas que de pain, et pour bien comprendre les choses de la nature il faut être en communion directe et renouvelée avec celles de l’esprit. Or, lorsque l’esprit se tait, le monde s’endort. Aussi, tout en constatant l’abaissement progressif qu’on remarque dans nos expositions annuelles, je n’entends point le reprocher exclusivement aux artistes : ils ne sont point responsables d’un état de choses qu’ils subissent, mais qu’ils n’ont point créé.

  1. Malgré sa sécheresse apparente, le livret renferme des documens statistiques qu’il ne faut point négliger, car ils contiennent des renseignemens précieux pour l’histoire de l’art à notre époque. J’en ferai ressortir quelques-uns : — 2,349 artistes ont exposé 3,297 œuvres d’art (abstraction faite des envois de Rome). Au 1er janvier 1866, il existait 1,267 artistes récompensés par l’administration française. Ils ont obtenu 2,474 récompenses, ainsi divisées : 2,002 médailles ou rappels de médailles, et 472 décorations, dont 65 croix d’officier, 3 croix de commandeur, et 2 croix de grand-officier. Ainsi qu’on le voit, les encouragemens ne manquent pas ; mais est-il bien certain qu’on protège les arts en protégeant les artistes ?