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songer à l’identité de la source. M. Holtzmann pense même que ce serait chez lui, plutôt que dans le premier Évangile, qu’il faudrait chercher l’œuvre de l’apôtre Matthieu : nous ne saurions partager cette opinion. C’est dans Matthieu seulement que l’on peut détacher du contexte qui l’entoure la collection encore reconnaissable dans sa division primitive et renfermant les indices de sa très haute antiquité. Peut-être le document que nous venons de citer lui parvint-il déjà combiné avec des excerpta de la version enregistrée par le premier évangéliste. C’est là certainement le point qui reste et qui, je le crains, restera toujours bien obscur dans la théorie de la formation des synoptiques.

La couleur générale de l’Évangile de Luc est paulinienne, mais sans aucune exagération. L’on peut dire en toute sécurité que ce livre est d’un paulinien qui cherche à blesser le moins possible le parti judæo-chrétien. Il en est de même des Actes, qui sont certainement de la même main, et qui trahissent plus clairement encore que l’Évangile l’intention systématique d’éviter tout ce qui pourrait engendrer des disputes. Le nom de Luc[1] a été probablement assigné à l’auteur inconnu des deux livres, parce que les Actes contiennent quelques notes de voyage écrites par un compagnon de Paul parlant à la première personne : ces notes firent partie des sources transcrites ou consultées par l’auteur canonique, et la tradition, croyant y reconnaître Luc le médecin, étendit ce nom à la compilation tout entière.

Le style du troisième évangéliste, — bien que très hébraïsant encore, — n’en est pas moins le plus coulant, le plus hellénique des trois synoptiques. Moins dramatique que Marc, moins facile à l’enthousiasme que Matthieu, l’auteur se rapproche le plus du genre littéraire qui est à nos yeux le vrai genre historique : quelque chose de soutenu, de posé, laisse entrevoir que l’écrivain est charmé, mais non absorbé par son sujet. Avec des coups de crayon fort simples, il possède l’art des grandes perspectives. Parfois il s’élève jusqu’à la haute poésie. Qu’on se rappelle surtout ses délicieux récits sur la naissance du Christ, l’étable de Bethléem, ce doux cantique des anges bénissant dans le ciel « les hommes de bonne volonté, » l’arrivée des bergers, le chant du cygne de ce vieux Siméon qui personnifie l’ancien Israël dont la mission est finie, mais qui ne descendra pas dans la tombe avant d’avoir vu « la lumière des nations. » Je ne sais quelle sérénité idyllique respire dans ces pages où tout sourit, où tous chantent, où les petits de la terre sont les seuls qui soient instruits du dessein de Dieu pour le bonheur de

  1. De Lucas, forme juive de quelque nom latin analogue ou identique à Lucanus, Lucilius, etc.