Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/639

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Plusieurs ayant entrepris de rédiger un récit suivi des choses accomplies parmi nous, selon qu’elles nous ont été transmises par ceux qui dès le commencement en avaient été les témoins et qui furent les serviteurs de la parole, j’ai cru bon, moi aussi, après les avoir toutes recherchées soigneusement depuis l’origine, de t’en écrire la suite exacte, très excellent Théophile, afin que tu connaisses la certitude des doctrines que l’on t’a enseignées. »


On ne sait qui était ce Théophile à qui la dédicace est adressée, mais cela importe peu. Ce qui nous intéresse, c’est de voir que l’auteur, dont on ne sait rien non plus, ne se considère pas comme sans prédécesseurs dans l’œuvre dont il a voulu se charger. A qui fait-il allusion quand il parle de ceux qui ont écrit avant lui sur l’histoire évangélique ? Non pas à l’auteur de l’Évangile selon Matthieu, dont certainement il n’a pas connu l’œuvre, mais au Proto-Marc et à quelque recension grecque du recueil hébreu de Matthieu. Il se peut aussi qu’il ait eu encore à sa disposition d’autres sources écrites qui nous sont inconnues. Ce qui est évident de plus, c’est qu’il se flattait de l’emporter sur ses devanciers sous le rapport du complet et de l’exactitude chronologique. Son espoir s’est-il réalisé ? Il est permis d’en douter ; mais il est incontestable que des trois synoptiques c’est lui qui montre le plus d’indépendance dans le maniement de ses sources. La réflexion sur l’objet du récit, l’habitude de corriger les textes sur lesquels il opère, la combinaison, parfois très ingénieuse, d’autres fois bien artificielle, d’incidens et de paroles qu’il trouvait dispersés dans ses sources, caractérisent sa manière d’écrire. En dehors des deux sources que nous lui connaissons, il a dû puiser dans une tradition, probablement écrite, qui s’était formée dans la Palestine du sud, et qui par conséquent a dû lui fournir bien des élémens étrangers à la tradition presque exclusivement galiléenne dont le Proto-Marc est l’expression. Si l’on ose indiquer un nom propre pour rattacher ce précieux document à une source personnelle, bien des indices nous autorisent à nommer le diacre et évangéliste Philippe, l’apôtre de la Samarie et l’ami de saint Paul. C’est à ce document que l’auteur canonique a dû ces beaux passages qui appartiennent en propre à son Évangile, les paraboles du bon Samaritain, de l’enfant prodigue, et des détails sur le supplice, la mort et la résurrection de Jésus, pour l’amour desquels il a cru devoir négliger le Proto-Marc, qu’il avait jusque-là suivi de fort près. Aussi son Évangile est-il en somme le plus riche des trois par le contenu. Le plus difficile est de préciser le rapport entre la forme sous laquelle l’œuvre de Matthieu lui est parvenue et celle que cette même œuvre avait aux yeux du premier, évangéliste. Tantôt le parallélisme va jusqu’à la ressemblance littérale, tantôt il y a des différences qui ne permettent pas de