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La rédaction canonique de Marc doit avoir eu lieu à peu près en même temps que celle du premier Évangile. C’est très probablement à Rome qu’elle fut opérée, comme l’indiquent et de vieilles traditions et le nombre remarquable de mots latins assez mal grécisés que l’on rencontre dans le texte canonique[1]. L’épître de Clément Romain suppose l’existence de cette rédaction au commencement du IIe siècle ; nous savons qu’elle n’est guère autre chose qu’une recension retouchée du Proto-Marc. Elle en a conservé le caractère de neutralité entre les partis qui agitaient la primitive église, caractère qui doit avoir été celui du Marc historique, successivement disciple de Paul et de Pierre. L’élément didactique est loin d’être ici marqué comme dans le premier Évangile. C’est surtout la recherche des faits et des paroles à sensation qui guide la plume. L’auteur aime le détail. C’est lui d’habitude qui, parmi les trois synoptiques, sait le mieux les heures, les noms, les attitudes, l’expression des regards, etc., toutes choses qui doivent provenir du Proto-Marc, et qui font penser à Pierre reproduisant dans des narrations orales le geste et l’accent de son maître. Il y a quelque chose de pressé, de hâtif dans l’accumulation des faits, surtout au commencement et à la fin ; mais dans ces descriptions incorrectes et rapides on sent la vie qui circule, qui fermente, et peut-être mieux qu’ailleurs la poésie, le côté tragique de l’histoire de Jésus se révèlent dans ce drame auguste, où les péripéties se hâtent comme poussées par une main mystérieuse vers un dénoûment qui fait renaître l’espérance du plus profond désespoir.

La date de la rédaction de l’Évangile de Luc ne peut pas être beaucoup plus moderne, bien que certainement le point de vue auquel le troisième évangéliste s’est placé pour écrire soit le moins ancien. C’est chez lui en effet que se trahit clairement le dessein d’ajourner le moment du retour du Christ à une époque indéterminée, de manière à effacer la contradiction qui s’élevait toujours plus criante entre l’expérience du siècle et les prédictions formulées dans le Proto-Marc. Ce qui empêche toutefois de trop éloigner le moment où il se mit à écrire de celui qui vit rédiger le premier Évangile, c’est qu’on ne comprendrait pas comment il aurait ignoré l’existence de celui-ci, lui chercheur persévérant des documens écrits relatifs à l’histoire évangélique. Seul en effet il dit en tout autant de termes pourquoi il prend la plume et comment il compte procéder pour venir à bout de l’entreprise qu’il se propose.

  1. C’est là probablement aussi que fut ajoutée plus tard sa fin actuelle (à partir de XVI, 9), qui manque dans un si grand nombre de manuscrits. Le livre primitif devait se terminer de la même manière que le premier Évangile ; mais cette fin, qui ne parlait que d’une apparition de Jésus ressuscité en Galilée, fut regardée comme insuffisante, et on lui substitua un résumé des autres récits concernant la résurrection.