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Le premier Évangile ne se compose pas seulement des sentences de Matthieu combinées avec les récits du Proto-Marc. Il contient de plus un certain nombre de fragmens dont le parallèle n’existe ni dans Marc ni dans Luc, et qui lui appartiennent en propre. Ce sont par exemple ses récits sur la naissance et l’enfance du Christ, quelques miracles étranges, un ou deux passages où il est question de l’église comme si elle était déjà organisée et disciplinée, certaines allégations qui étonnent beaucoup l’historien, comme la mention d’une garde envoyée par les ennemis de Jésus pour surveiller son tombeau. Il en résulterait qu’ils auraient beaucoup mieux su que ses disciples, qui ne s’y attendaient pas du tout, qu’il avait été question d’une résurrection fixée au troisième jour après sa mort. Comme ces fragmens, insérés çà et là dans le corps du récit général, ne présentent entre eux aucun lien ni didactique ni chronologique, on ne peut plus penser à une troisième source écrite antérieure à l’Évangile, et le plus simple est d’admettre que l’auteur canonique puisa ces complémens de son histoire dans la tradition du lieu où il écrivait. Des inductions ingénieuses ont amené la critique à une forte présomption : c’est que notre auteur canonique doit avoir vécu au sein des communautés judæo-chrétiennes qui s’étaient formées, surtout depuis la guerre des Juifs avec les Romains, de l’autre côté du Jourdain, dans la Décapole, à Pella et dans les pays circonvoisins. C’est de ce côté au surplus que tous les autres renseignemens nous renvoient comme au lieu d’origine de toute la littérature concernant l’histoire évangélique. De là cette couleur incontestablement judæo-chrétienue du premier Évangile ; mais son judæo-christianisme n’est pas étroit, il est en pleine voie de développement dans le sens de l’universalisme, et, pour employer les termes usités plus tard pour distinguer les deux tendances bien distinctes qui se firent jour au sein du judæo-christianisme, il est nazaréen et non pas ébionite. Voilà pourquoi il circula sans opposition dans l’ensemble des églises chrétiennes, à une époque surtout où cet ensemble était encore loin d’être dégagé d’élémens juifs autant qu’il le fut plus tard.

On a dit que le premier Évangile avait été écrit dans l’intention de prouver aux Juifs que Jésus de Nazareth était vraiment le Messie, et c’est ainsi qu’on expliquait les nombreux accomplissemens de prophéties que l’évangéliste relève çà et là avec une complaisance bien marquée. Qu’il y ait plus d’une fois songé, cela ne peut faire doute ; mais son but premier a été certainement de réunir, de manière à en faire un récit unique, les données écrites ou orales qui circulaient dans le milieu chrétien dont il faisait partie. S’il faut pénétrer plus avant dans ses intentions d’écrivain, on peut dire qu’il eut à cœur de montrer que, si Jésus a été méconnu par le peuple